L’Afrique vit l’âge d’or des langues locales. L’Afrique du Sud, le Rwanda, le Soudan et le Ghana (avec les langues Twi et Ga) font des avancées significatives sur ce plan. Pour le Sénégal, nous semblons accélérer le pas. Le gouvernement Sénégalais démontre un intérêt et une volonté d’impulsion. Cette volonté-ci ne peut aboutir durablement sans la prise en compte des initiatives des locuteurs des langues en question.
Une richesse évocatrice
J’ai fait une intéressante découverte avec la compagnie Andakia, dont le CEO est Alioune Badara Mbengue. Elle est à l’origine de l’application Awa, intelligence artificielle (IA) qui exploite le wolof, une langue parlée par des millions de personnes au Sénégal et en Afrique de l’Ouest.
En tant que linguiste et analyste du discours, les choix du nom de l’entreprise et de l’application Awa sont significatifs, et soulignent, selon notre perception, un potentiel considérable. Le terme « Awa » est évocateur, car il désigne la première femme de l’humanité dans la tradition musulmane. Ce terme est aussi un palindrome, qui se lit de gauche à droite et dans le sens contraire, symbolisant l’idée d’une bidirectionnalité. Il est matérialisé par un logo évoquant une onde qui rappelle le signe mathématique de l’infini.
Quant au nom de la compagnie Andakia, il semble faire référence au fait d’avancer avec l’IA (And ak IA : cheminer avec l’intelligence artificielle). Il est possible d’y retrouver l’idée d’accompagner les populations and ak yow : cheminer avec toi. Le parallèle entre « I.A. », « YOW » (toi en wolof) et « Ya' » (toi en anglais, registre populaire) est également intéressant. Enfin, le terme « andar » peut renvoyer à l’idée de marcher ou de se déplacer en espagnol et en portugais. Voici tout le potentiel que nous pouvons soulever du point de vue sémiotique, illustrant la richesse de la vision d’un tel projet. Ce projet est donc futuriste à la pointe du numérique. Toutefois, toujours dans la réflexion autour du nom, il peut évoquer une dimension assez traditionnelle et innée. En effet, le terme « and » réfère aussi en wolof, selon Sulaymaan Niañ, à l’idée du placenta, qui accompagne un enfant jusqu’à sa naissance.
Des réalités problématiques
Pour revenir à Awa, et l’intelligence artificielle, il comporte un potentiel majeur qui peut avoir un impact exponentiel dans la vie du Sénégal et de la langue wolof, mais aussi des autres langues. L’accompagnement d’une certaine orientation linguistique et socio discursive dans le développement de l’application peut l’amener à jour un rôle plus global.
En fait, il apparaît que l’outil Awa fait principalement la promotion du wolof urbain (alternance codique français-wolof). Il est évident que le logiciel s’appuie sur les données disponibles. Le premier constat est que ces données sont limitées. Selon AI for Development, cité par le CEO d’Andakia, l’ensemble des données des langues africaines, toutes langues africaines confondues, ne représente que 0,02 % des données disponibles sur Internet. Le wolof est donc une langue à faible ressource. Or, l’IA s’appuie sur des modèles de données disponibles en ligne, et comme le wolof urbain constitue sa principale source, le résultat ne peut provenir que de ces données. Ceci voudrait dire que le wolof n’y sera présent que sous sa forme véhiculaire familière qui est la plus répandue (fran-wolof). Cela souligne l’importance de diversifier les sources.
De grands enjeux
L’application est déjà une révolution en soi. Nous adressons toutes nos félicitations à ses auteurs. Nous les encourageons dans le processus de l’évolution du projet, à y impliquer des chercheurs wolofs détenteurs d’un savoir plus traditionnel pour donner accès aux usagers à d’autres registres. Il ne s’agira pas d’imposer à l’usager un niveau de wolof quelconque. D’ailleurs, l’IA, avec une base de données optimale, s’adapterait au niveau de langue du locuteur. Mais il est plutôt question d’indexer aux termes standards et familiers leurs équivalents wolof formels ou littéraires afin que l’usager puisse y avoir accès, à sa demande.
L’ IA est un outil qu’il nous appartient d’utiliser et d’en tirer profit. La posture d’Andakia comporte une certaine dimension politique (revigorer les langues locales). Il est alors salutaire et conséquent de recourir à la contribution d’experts du wolof, par exemple, dans la diversité des registres de la langue, afin de rétablir certains faits de langue qui ont presque disparus du fait des politiques coloniales d’assimilation. Awa peut jouer un grand rôle et contribuer à la restauration du patrimoine culturel africain disloqué par la colonisation.
Dr Dlla Malé Fofana, PHD