Après une première interruption, le processus menant à l’élection du futur Président de la République publique a été relancé par la signature des décrets n°2024-690 et 2024-691 du 06 mars 2024 portant fixation de la date de l’élection présidentielle au dimanche 24 mars 2024 et convocation du corps électoral. Alors que la campagne électorale a bien démarré, que les appareils politiques se sont déployés sur le terrain, que la Communauté internationale félicite le peuple sénégalais pour sa maturité démocratique, voilà qu’un Front prétendument démocratique œuvrant pour une « élection inclusive » (FDPEI) – avec à sa tête le Parti démocratique sénégalais (PDS) et quelques candidats baptisés pour la circonstance « candidats spoliés » – se démultiplie pour saborder le processus dans l’espoir d’une hypothétique participation au scrutin. Pour ce faire, le Front avait promis d’introduire un recours en annulation assorti d’une demande de sursis à exécution aux fins de suspension del’exécution des décrets. C’est bien ce qu’il vient de faire !
Il ne serait pas inutile de rappeler d’emblée que les requérants n’ont pas la qualité de candidats à l’élection présidentielle. Leurs candidatures
ont été invalidées par la seule juridiction habilitée à cet effet : le Conseil constitutionnel. À notre humble avis, on voit mal comment leur démarche pourrait aboutir.
A. Sur le recours pour excès de pouvoir
La Cour suprême est compétente pour connaître des recours en annulation des actes administratifs pris par les autorités exécutives sous certaines conditions. Dans cette contribution, il s’agira moins de passer en revue toutes les conditions qui mènent à l’annulation d’un acte administratif que de démontrer la fragilité du recours introduit.
- L’acte attaqué doit avoir le caractère d’un acte administratif unilatéral.
Les organes administratifs peuvent prendre des actes non administratifs à côté de leurs actes administratifs. De même, des organes non administratifs peuvent prendre des actes administratifs à côté de leurs actes non administratifs. Seuls les actes administratifs, quels que soient leurs auteurs, peuvent faire l’objet d’un recours en annulation (REP).
Parmi les actes non administratifs pris par les autorités exécutives, il y a des actes de droit privé, des actes de gouvernement, etc.
S’agissant des « actes de gouvernement », il y a lieu de retenir qu’ils bénéficient d’une immunité juridictionnelle, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent faire l’objet de censure devant le juge administratif.
Ils sont dits injusticiables. Or, le juge de l’excès de pouvoir a déjà jugé que le décret portant
convocation du corps électoral et celui relatif à la fixation de la date de l’élection sont des actes de gouvernement. Dans son arrêt du 17 mars 2016, Ousmane SONKO c/ État du Sénégal, la Cour suprême s’exprimait en ces termes : « Considérant qu’en l’espèce, le requérant poursuit l’annulation, d’une part, du décret portant fixation de la date du référendum et convocation du corps électoral, acte qui fait partie des pouvoirs constitutionnels du Président de la République, d’autre part, du décret portant organisation du référendum qui est un acte accompli par le gouvernement en vue de la préparation de la consultation référendaire et, enfin, du décret portant publication du projet de loi portant révision constitutionnelle qui est un acte de l’exécutif dans ses relations avec la souveraineté nationale ; [q]u’ainsi ces décrets constituent des actes de gouvernement insusceptibles de recours pour excès de
pouvoir ».
Voilà qui est dit ! De ce point de vue, cette jurisprudence met clairement en échec le projet du Front. On peut, dans une certaine mesure, rapprocher le régime juridique des actes de gouvernement de celui des lois constitutionnelles.
Le Conseil constitutionnel se refuse de les censurer, quel que soit leur contenu, parce que le Constituant est souverain, sous réserve des limites temporelles, procédurales et matérielles posées par la Constitution. On aurait pu s’en limiter là, mais allons plus loin. - L’acte attaqué doit faire griefPour qu’un acte unilatéral pris par l’administration ait le caractère d’un acte administratif, il faut qu’il fasse grief, c’est-à-dire qu’il modifie l’ordonnancement juridique. Autrement dit, l’acte doit porter atteinte aux droits des administrés.
C’est pour cette raison que les notes de service, les instructions, les circulaires interprétatives, les mesures d’ordre intérieur, les actes préparatoires, les actes informatifs…ne peuvent faire l’objet d’un recours en annulation (REP). En quoi ces décrets portent-ils atteinte aux droits de ces candidats non retenus ?
Rappelons qu’il appartient au seul Conseil constitutionnel de fixer la liste des candidats. Il l’a fait. Karim WADE et les autres plaignants n’en font pas partie. De factocomme de jure, ils ont le même statut vis-à-vis de cette élection que n’importe quel autre sénégalais.
Ils sont électeurs, ni plus ni moins !
Dans ces conditions, leur droit de vote – le seul dont ils disposent en l’espèce – serait lésé si les décrets étaient annulés. Il en serait également ainsi pour les millions de Sénégalais qui attendent le 24 mars pour exercer leur droit constitutionnel. N’ayant aucun autre droit à préserver à travers l’annulation des décrets, on ne peut dire que ces derniers leur ont fait grief ou l’ont fait à d’autres Sénégalais. Quel citoyen non-candidat se sentirait lésé parce qu’on a convoqué le corps électoral ou fixé la date de l’élection ?
C’est, entre autres, pour cette raison qu’on pourrait légitimement considérer ces deux types de décret comme des « actes de gouvernement ». En revanche, le décret pris par le Président Macky SALL pour abroger le premier décret convoquant le corps électoral obéissait à une logique bien différente.
Celui-ci avait porté atteinte au droit de vote des sénégalais en les privant de la possibilité
de se choisir un Président pour les cinq prochaines années. Il avait fait grief. L’on peut alors dire que c’était bien un acte administratif que la Cour suprême aurait pu annuler. Mais le Conseil constitutionnel s’en était chargé.
3) La condition de l’intérêt à agir
Autre condition qui pourrait faire échec à l’entreprise du Front, c’est que pour intenter une action il faut avoir « qualité à agir » et un « intérêt à agir ». Ne dit-on pas pas d’intérêt, pas d’action ?! Inutile de s’attarder sur la qualité. Pour justifier d’un intérêt à agir, il faut que l’action intentée soit destinée à obtenir un avantage ou à se préserver d’un préjudice. En quoi l’annulation des décrets serait-elle avantageuse pour des non-candidats ? Aurait-elle pour conséquence de leur redonner une chance de participer à l’élection au même titre que les autres candidats retenus ? La réponse est négative !
Le Conseil constitutionnel a clairement indiqué que sauf cas de décès d’un candidat retenu (article 29 de la Constitution), l’intégration d’autres candidats à la liste est impossible. Plus encore, quel est ce préjudice qu’ils chercheraient à éviter en faisant suspendre, voire annuler, les décrets ? On est tenté de dire qu’il n’y en a pas. Ce ne sont pas tant les décrets en cause qui les ont privés du droit de participer à l’élection en tant que candidats, qu’une décision du Conseil constitutionnel.
Les requérants n’ont pas intérêt à agir par voie de conséquence.
B. Sur la demande de sursis à exécution
Un recours pour excès de pouvoir (REP) peut être assorti d’une demande de sursis à exécution afin de suspendre l’exécution de l’acte administratif.
Il s’agit, en l’espèce, des décrets. Mais il y a des conditions à remplir (article 84 de la loi organique sur la Cour suprême).
Il faut que l’urgence justifie le sursis à exécution et qu’il y ait un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué. Faisons-la simple, eu égard aux précédents développements. Même s’il y avait urgence et qu’existait un doute sérieux quant à la légalité des décrets, il aurait fallu que lesdits décrets soient des actes administratifs. Or, ils ne le sont pas. Ce sont des actes de gouvernement. Le juge administratif ne peut accorder de sursis à exécution à propos d’actes qu’il refuse de contrôler.
C. Le recours touche aux relations entre le Conseil constitutionnel et la Cour suprême
Selon l’article 92 de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent à tous les pouvoirs publics (Exécutif, Législatif et Judiciaire) ainsi qu’aux autorités administratives et juridictionnelles. La haute juridiction a déjà établi la liste des candidats sans Karim WADE et les
autres requérants. Il a même eu, en se substituant au Président de la République, à fixer la date de l’élection et à convoquer le corps électoral.
Il s’est aussi arrogé une plénitude de juridiction en matière d’élections nationales (législatives et présidentielle). A cet effet, il contrôle tous les actes administratifs touchant aux scrutins nationaux. Ceci devrait logiquement rendre la Cour suprême incompétente – du moins pourrait-elle se déclarer incompétente, dans le cadre d’un constructif « dialogue des juges » après que le Conseil ait affirmé sa « plénitude de compétence » en la matière en contrôlant un décret abrogeant un autre décret de convocation du corps électoral – afin d’éviter toute mésintelligence entre les deux juridictions. La Cour et ses autorités doivent se conformer aux décisions du Conseil constitutionnel car elle fait partie du pouvoir judiciaire. Or, le Conseil a implicitement validé les décrets litigieux à travers sa toute dernière « décision autonome » rendue publique via un communiqué en date du 07 mars 2024.
Comment est-ce qu’elle pourrait (la Cour
suprême) ordonner le sursis à exécution ou annuler lesdits décrets sans violer l’article 92 de la Constitution ?
D. Suites judiciaires d’un éventuel sursis à exécution des décrets
Quelles pourraient être les suites du feuilleton judiciaire si d’aventure la Cour suprême décidait, contre toute attente, de revenir sur sa jurisprudence antérieure en considérant les décrets en cause comme des actes administratifs, en en prononçant le sursis à exécution voire en les annulant ?
Pour justifier la recevabilité de la « requête en recours d’excès de pouvoir », les requérants estiment que les décrets en cause revêtent «indiscutablement » le caractère d’actes administratifs dès lors qu’ils sont pris par une autorité administrative.
Or, il ne suffit pas qu’un acte soit pris par une autorité administrative pour qu’il soit un acte
administratif susceptible de recours. Aussi, soutiennent-ils, sans jamais dire comment et pourquoi, qu’ils disposent d’un « intérêt légitime » « à ce que la validité ou l’invalidité du décret soit discuté (sic !) en justice, dès lors que le grief est caractérisé ». Le grief évoqué n’est pas expliqué.
Dans la requête connexe subséquente, introduite aux fins de suspension de l’application des décrets, les requérants s’expriment en ces termes : « L’urgence est caractérisée tant objectivement qu’au regard des circonstances de l’espèce, en ce que d’une part, la campagne électorale a débuté depuis le Samedi 9 mars 2024 dans un contexte d’irrégularités manifestes des dispositions du Code électoral ; et, d’autre part, le scrutin est
prévu pour (sic !) dans treize (13) jours, à savoir le 24 mars 2024.
L’urgence est également caractérisée par les pièces fournies par les requérants à savoir le numéro spécial du Journal official (sic !) n°7707 du jeudi 07 mars 2024 ». Ils ajoutent : « Par conséquent, l’urgence justifie que soit prononcée la suspension des actes administratifs attaqués en ce qu’ils préjudicient de manière suffisamment grave et immédiate, à la fois à la situation des requérants, à un intérêt public ainsi qu’aux intérêts qu’ils entendent défendre ».
Nous avons démontré que les requérants n’avaient pas intérêt à agir et que les décrets ne revêtaient pas, conformément à la jurisprudence de la Cour suprême, le caractère d’actes administratifs.
Qu’à cela ne tienne, à supposer que la Cour suprême revienne, pour une raison ou une autre, sur sa jurisprudence, en considérant les décrets litigieux tels des actes administratifs et en ordonnant leurs sursis à exécution. Ce pourrait être le cas – si le bien-fondé des arguments des requérants était reconnu par la Cour – pour cause de violation des dispositions du Code électoral (articles L.129 et L.137). Selon eux, les décrets encourent l’annulation car celui relatif à la convocation du corps électoral devait être pris au moins 80 jours avant le premier tour du scrutin et celui fixant la durée de la campagne devait respecter l’exigence des 21 jours.
Il s’ensuivrait, le cas échéant, une nouvelle
suspension du processus électoral. Une telle perspective entrainerait un dessaisissement du Président de la République, qui ne pourrait plus, eu égard à l’échéance du 02 avril 2024, prendre de nouveaux décrets conformes à ces exigences. Or, le Conseil constitutionnel à fait savoir que le Président en exercice ne pourrait rester en fonction au terme de son mandat si le processus conduisant à l’élection de son successeur n’avait pas été enclenché avant. De même, il ne pourrait prendre un décret fixant une date d’élection postérieure à l’échéance de son mandat. Face à une telle situation, les candidats retenus, déjà en campagne, seraient naturellement tentés de saisir le Conseil constitutionnel – qui avait à travers son communiqué du 7 mars 2024 validé les décrets pris par le Président de la République en date du 6 mars 2024 – aux fins de poursuite du processus, de fixation d’une nouvelle date d’élection – qui pourrait être le 31 mars 2024 – et de convocation du corps électoral.
L’exercice du pouvoir de substitution du Conseil constitutionnel serait motivé par l’impossibilité du Président de la République de mettre en œuvre ses prérogatives constitutionnelles, mais également par l’urgence d’éviter toute instabilité institutionnelle. Les décisions du Conseil constitutionnelles s’imposant aux pouvoirs publics et aux autorités administratives et juridictionnelles, l’élection se tiendrait à la date indiquée par le Conseil constitutionnel quoique les délais prévus par le Code électoral ne soient pas respectés, ce en dépit de la décision de la Cour suprême sur les requêtes introduites par les requérants. Dans sa décision n°5/E/2024 du 6 mars 2024, le Conseil constitutionnel indiquait au considérant n°5 que les « textes et délais perdent leur finalité dès lors que des facteurs non conformes à la réalité institutionnelle, juridique et factuelle ont affecté le processus initialement mis en place ».
Ibra Faye, Docteur en droit public, Université Sorbonne Paris NORD