Le cadre de la riposte à la pandémie de Covid-19, a mis à nu à moins de deux mois et demi d’application de la Loi d’habilitation, de l’état d’urgence et du couvre-feu, les insuffisances et autres lacunes du pouvoir en place. Soupçons de mal gouvernance, errements de la communication de crise, atermoiements et reculades dans les décisions et, en définitive, des manifestations spontanées de contestation de l’état d’urgence et de son corollaire, le couvre-feu, qui ont largement contribué à émietter l’autorité de l’Etat et le crédit du locataire du Palais présidentiel. Et au final, le pays retourna à la situation anté-Covid-19 que Macky Sall voulait éviter, en s’arrogeant tous les pouvoirs pour restreindre les libertés individuelles.
La pandémie de Covid-19 n’a pas seulement déclenché une véritable crise sanitaire et économique au Sénégal. Elle a aussi contribué fortement à ébranler la base d’autorité qui était celle du chef de l’Etat, Macky Sall, depuis sa réélection à la tête de l’Etat, le 25 février 2019. Particulièrement, pour ce qui concerne la gouvernance d’urgence consécutive à la situation de pandémie liée à la propagation du nouveau coronavirus. Laquelle a occasionné au Sénégal à la date d’hier, vendredi 05 juin, 4155 personnes positives, 45 décès et 1833 malades sous traitement.
Mise en œuvre, il y a juste deux mois et demi, la disposition exceptionnelle qu’est l’état d’urgence renforcée par la Loi d’habilitation qui confère au président de la République, en plus de ses pouvoirs exécutifs, certaines prérogatives de l’Assemblée nationale pour lui permettre de mieux diligenter la «guerre» contre la Covid-19 a été à la source d’un vaste mouvement de contestation qui a touché entre le lundi 1er et mardi 3 juin derniers plusieurs localités du pays. Alors que le virus continue sa propagation sur le territoire national (toutes les quatorze régions administratives du pays étant touchées), dans un contexte marqué par les restrictions imposées par les autorités dans le cadre de cet état d’urgence, on a noté de plus en plus de manifestations de populations qui demandaient la fin de cet état d’urgence. Cela a été ainsi le cas à Tamba, Touba, Ndiakhaté Ndiassane et Tambacounda pour la journée du 2 juin puis à Ziguinchor dans les quartiers Boucotte, Colobane, Lyndiane, Kaolack : Ndargoudaw, Médina Mbaba et dans certains quartiers de la capitale comme à Niary Tally, Grand-Dakar de Grand Yoff pour ne citer que ceux-là.
Partout, ce fut le même ras-le-bol et le même cri de colère : la fin de l’état d’urgence et de toutes les restrictions liées au confinement et au «Restez chez vous». Une preuve des peines vécues par le chef de l’Etat, Macky Sall, pour appliquer durablement la Loi d’habilitation, l’état d’urgence et son corollaire, le couvre-feu, sans heurts. D’autant qu’après plus de deux mois de gestion de l’Etat, en mode Covid19, l’élan d’unité et de solidarité constaté au début de cette pandémie s’était effrité sous le coup d’une mal gouvernance notoire de l’aide alimentaire d’urgence, avec le ministre Mansour Faye pointé du doigt dans l’attribution des marchés et le transport des vivres, voire de mesures restrictives ayant comprimé le faible pouvoir d’achat des «Gorgorlus», et plombé toutes les activités des acteurs de l’informel en quête permanente de dépense quotidienne.
COUVRE-FEU, UN MAL… NON NECESSAIRE
Interpellés sur les deux mois et demi de mise en œuvre de la gouvernance d’exception, laquelle permet au président de la République d’administrer par ordonnance et de prendre toutes les mesures restrictives liées à l’état d’urgence et au couvre-feu, Babacar Ba, président du Forum du justiciable et Me Assane Dioma Ndiaye, président de la Ligue sénégalaise des droits humains (Lsdh) ont posé un diagnostic sans complaisance. Se prononçant ainsi sur les contestations de ces derniers jours avec des manifestations dans certaines villes du Sénégal dont Dakar, ils ont tous pointé du doigt la mesure du couvre-feu comme étant le principal élément perturbateur. Pour le président du Forum du justiciable, cette mesure de couvre-feu adoptée par les autorités dans le cadre de cet état d’urgence n’a pas de sens en ce sens où, souligne-t-il, «la plupart des activités se font dans la journée». «Je ne vois pas la nécessité de cette mesure. À mon avis, il fallait juste fermer les boites de nuit et interdire les restaurants de fonctionner la nuit parce que les gens ne circulent pratiquement pas entre 20 heures et 06 heures du matin», a-t-il fait remarquer.
Confortant cette idée, le président de la Ligue sénégalaise des droits humains a souligné que «le couvre-feu est juste une modalité de l’état d’urgence dont le président de la République pouvait se passer sans porter atteinte au principe de gouvernance exceptionnelle qui caractérise cette période. « Le couvre-feu n’est qu’une des modalités de cet état d’urgence. Le président de la République peut donc décréter l’état d’urgence sans couvre-feu.», a-t-il indiqué tout en déplorant «l’absence de mesures d’accompagnement ou du moins de leur impact sur les populations, notamment les couches les plus vulnérables durement touchés par les restrictions prises dans le cadre de l’état d’urgence». «Les gens n’ont pas senti cette assistance compensatoire qui aurait pu venir de l’Exécutif pour apporter un équilibre aux restrictions imposées. Si les populations ont accepté pendant plus de deux mois les restrictions en renonçant à leurs libertés individuelles et à leurs activités économiques, c’est qu’en contrepartie, ils s’attendaient davantage à la présence de l’Etat à leurs côtés en termes d’assistance qui ne s’est jusquelà pas manifestée», s’est-il désolé.
ABSENCE ET/OU INADEQUATIONS DES MESURES D’ACCOMPAGNEMENT
Par ailleurs, soulignant que les manifestations de populations observées au niveau de certaines localités traduisaient l’état d’esprit dans lequel se trouvaient beaucoup de Sénégalais qui étaient fatigués de cette situation d’état d’urgence assortie de couvre-feu, Me Assane Dioma Ndiaye a prôné un assouplissement des restrictions, notamment le couvre-feu. Aurait-il été entendu par le Chef de l’Etat ? Dans une certaine mesure certainement, d’autant que les horaires ont été réaménagés avant-hier, mercredi, alors qu’en même temps, un déconfinement qui ne dit pas son nom se mettait en marche avec la mesure d’autorisation du transport interurbain.
Les observateurs noteront que, même sous conditions, la levée de l’interdiction de la circulation routière entre les villes du Sénégal, alors que le virus progresse et même qu’un hypothétique pic épidémique est avancé par le ministère de la Santé, a été …imposée au Chef de l’Etat par le langage de la rue symbolisé par les manifestations ardues des transporteurs à travers certaines localités. Des manifs qui ont été à la base d’une centaine d’arrestations à Touba et Mbacké, à titre d’exemple.
C’est dire que la gouvernance d’urgence, à laquelle «Gorgorlu» n’est pas habitué et qu’elle n’a connue que rarement depuis les indépendances, n’a pas été de tout repos pour le président Macky Sall. Un président qui, en l’espace de deux mois et demi de gestion unilatérale pour ne pas dire solitaire de l’Etat, a dû passer par tous les états, son crédit et son autorité s’en trouvant largement altérés par des accusations de mal gouvernance, des manifestations rappelant bizarrement les émeutes de l’électricité en 2011, enfin des contestations drastiques de ses directives gouvernementales par des acteurs autres que ceux de…l’opposition.
DE LA NECESSITE DES LOIS D’EXCEPTION
Babacar Ba, président du Forum du justiciable et Me Assane Dioma Ndiaye, président de la Lsdh ont tenu tout de même à souligner tous deux l’importance de cette loi dans le contexte de la pandémie actuelle. «Vu qu’on était dans l’urgence, il fallait forcément cette loi d’habilitation pour permettre au président de la République de prendre certaines mesures d’ordre sanitaire et sécuritaire allant dans le sens de stopper la propagation de cette pandémie en contournant les procédures normales », a tout d’abord expliqué le président du Forum du justiciable. Non sans manquer de signifier au sujet de l’état d’urgence que «cette mesure a fait ses preuves». «L’état d’urgence qui a été décrété le 23 mars dernier nous a permis de ralentir la propagation du virus. Je pense qu’il faut avoir le courage de le dire puisque si, aujourd’hui, on est parvenu à avoir une maitrise partielle sur le mécanisme de propagation du virus, il faut reconnaitre que cela est lié quelque part à des mesures restrictives que l’autorité a prises dans le cadre de cet état d’urgence».
Abondant dans le même sens, le président de la Lsdh fera remarquer, à propos de l’habilitation, que «cette loi était nécessaire parce que dans un Etat de droit, le président de la République ne peut pas prendre certaines décisions qui lui permettent d’agir avec célérité. Alors que nous savons que quand vous avez une maladie de cette nature, la gestion implique nécessairement des mesures exceptionnelles». Poursuivant son explication, Me Assane Dioma Ndiaye ajoutera également toujours sur l’utilité de cette mesure d’exception : «au-delà des pouvoirs qui sont conférés au président de la République, la Loi d’habilitation permet également d’encadrer plus ou moins les actes que le président ou l’administration devront poser. Car même dans ce contexte d’exception, il est prévu pour certaines mesures l’aval de l’Assemblée nationale».
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