Ce n’est pas le patron du journal ‘‘Le Quotidien’’ qui s’exprime dans ces colonnes. Mais le Président du conseil d’administration du groupe Yavuz Selim. En proie à une purge initiée par Ankara, ce ‘‘fleuron de l’éducation sénégalaise’’ risque d’être sacrifié sur l’autel de la realpolitik. Madiambal Diagne, qui craint une extension de la vengeance dans d’autres secteurs, interpelle ‘‘sans complaisance’’ son ami Macky Sall et critique sévèrement les options des autorités sur ce dossier.
Est-ce que vous avez accusé réception de notification pour le remplacement par Maarif ?
Nous n’avons pas reçu de notification formelle. Néanmoins, nous avons entendu les autorités de l’Etat se prononcer sur la question dans le sens de dire que le groupe scolaire Yavuz Selim sera confié à la Fondation intitulée Maarif, créée en Turquie le 20 mai 2016, pour reprendre la gestion. Nous avons souhaité que cette décision du gouvernement puisse suivre les voies et procédures légales, c’est-à-dire qu’elle nous soit notifiée ; ce qui n’est pas le cas. Nous avons interpellé l’autorité qui était censée avoir pris la décision, le ministre de l’Intérieur, de dissolution de l’association ‘‘Baskent Egitim’’ qui avait l’autorisation d’enseigner au Sénégal.
Nous lui avons envoyé une correspondance qui est restée sans suite, dans laquelle nous demandions notification et formulions un recours gracieux qui consistait à lui demander de la rapporter. Nous attendons toujours la réaction du gouvernement dans cette affaire-là. Nous osons espérer qui si tant est que le gouvernement persiste dans sa décision, au-delà des déclarations du ministre de l’Education nationale et celui des Affaires étrangères, l’administration ne fonctionne pas sur la base de déclarations politiques, mais par l’écrit. Nous attendons de voir cela, ce qui n’est pas encore le cas.
Avez-vous une idée sur la date de réception de la notification ?
Non seulement nous n’en avons aucune idée, mais aucune lisibilité par rapport au processus. Il y a une situation qui se présente à nous de fait, comme ça, que nous n’avons ni cherché ni souhaité mais que l’Etat du Sénégal a décidé de nous imposer. Ce qui a créé beaucoup de dysfonctionnements : troubles dans le fonctionnement de l’école, perturbation psychologique chez les enfants et les enseignants, atmosphère d’inquiétude et de tension omniprésente. Il y a des enseignants turcs qui sont ici et sont inquiets pour leur avenir ; il y a des enfants turcs qui ont développé des rapports personnels avec leurs camarades de classe sénégalais, qui parfois craquent en plein cours. Maîtres, professeurs et enfants se mettent à pleurer du fait cette situation. Ça peut déstabiliser l’année scolaire mais aussi le groupe Yavuz Selim qui est distinguée comme la meilleure école privée au Sénégal du point de vue de ses résultats aux examens nationaux et au concours général sénégalais. C’est une réelle inquiétude pour l’administration de l’école, les parents d’élèves, et les enseignants.
Dans votre chronique du Lundi (Ndlr : paru dans le journal le Quotidien d’hier) vous avez évoqué une ‘‘pression indicible’’ de la Turquie sur le Sénégal. Etes-vous en train de vous résigner à l’idée qu’Ankara réussit son coup ?
Absolument ! Il faut faire la genèse de tout cela. Depuis 2013, Ankara demandait la fermeture des écoles Yavuz Selim au Sénégal. Depuis 2013 je vous dis bien ! En ce moment-là, il n’y avait pas de troubles politiques, pas de coup d’Etat en Turquie. Le régime du président Erdogan a considéré, à l’époque où il était encore premier ministre, qu’il était en désaccord politique avec le mouvement dirigé par un prédicateur turc, Fethullah Gulen, réfugié aux Etats-Unis. Son mouvement qui regroupait plusieurs disciples contrôlait 1 100 écoles et 38 universités en Turquie. Le mouvement est présent dans 170 pays à travers le monde. Le président Erdogan avait souhaité confisquer tout le patrimoine du mouvement ‘‘Guleniste’’ et avait demandé aux autorités sénégalaises de fermer les établissements. Le Sénégal a toujours refusé considérant que les enfants sénégalais ont droit à l’éducation.
Pendant ce temps, la Gambie avait accepté de les fermer (en 2013). Devant le refus du Sénégal et d’autres pays qui ont considéré qu’il n’était pas envisageable de les fermer, le gouvernement Erdogan a changé de stratégie. En mai dernier, ils ont mis en place la Fondation Maarif destinée à l’Education mais surtout à la récupération des écoles contrôlées par le mouvement ‘‘Guleniste’’. Si Ankara veut s’investir dans l’éducation, qu’est-ce qui empêche Maarif d’implanter ses propres écoles ? Non ! Ils sont venus demander les écoles de Gullen. En Turquie, ils ont tout récupéré. Aujourd’hui, ces 1 100 écoles et 38 universités, confisquées par le régime Erdogan et confiées à Maarif, battent de l’aile ou sont carrément fermées. Certaines écoles y sont devenues des postes de gendarmerie ou de police. C’est vous dire que puisque Erdogan cherchait la fermeture des écoles et ne les a pas obtenues, il a créé un subterfuge qui consiste à mettre en place une Fondation qui va reprendre les écoles avec le dessein de les fermer.
En Guinée, le mouvement guleniste était composé d’une trentaine de personnes avec un personnel guinéen et plus de 1 300 élèves. Quand Maarif est venue, elle a fait partir tout le personnel turc et une bonne partie du personnel guinéen réputé proche des Turcs. La qualité de l’enseignement s’est dépréciée et les parents ont retiré leurs enfants. Il ne reste que quelques 200 apprenants qui sont boursiers. Au Pakistan, ils ont envoyé un personnel sous-qualifié. Le ministère de l’Education pakistanais a procédé à une évaluation de compétence du personnel académique envoyé par Maarif. Puisqu’ils n’étaient pas à la hauteur, le Pakistan leur a refusé l’autorisation d’enseigner et leur a demandé de se former pour revenir dans six mois. Entre-temps, les écoles sont fermées. Je ne suis même pas sûr que Maarif va revenir puisqu’elle a obtenu la fermeture de l’école. C’est une mort programmée de l’école. Ce que le gouvernement turc ou la Fondation Maarif n’a pu faire pour son propre peuple, le peuple turc, les enfants turcs, ses propres enfants, comment peut-on s’imaginer qu’il va le faire pour un autre peuple ? Ils ne l’ont pas fait pour la Guinée ou le Pakistan. Ce qui nous autorise à croire qu’ils ne vont pas le faire pour les enfants sénégalais.
Mais après la sortie du ministre des Affaires étrangères, tout indique que le Sénégal va accéder aux requêtes d’Erdogan
Le chef de la diplomatie semble indiquer que le Sénégal va appliquer la décision, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente. Je pense que si le gouvernement sénégalais prend la mesure de la désapprobation du peuple sénégalais, l’indignation de l’ensemble de la population pour ce fait d’injustice, pour ce fait du prince, pour ce geste illégal, de la révulsion de l’opinion publique ; il peut reconsidérer sa position. Nous ne désespérons pas qu’il le fasse. Car c’est être en conformité et en adéquation avec les principes et les idéaux de justice, d’équité et de démocratie du Sénégal. C’est être conforme aussi à la légalité sur le plan interne. Personne ne peut envisager qu’on puisse prendre le patrimoine d’un autre pour le donner à un gouvernement étranger. Ces écoles n’ont jamais bénéficié d’un franc de subvention du gouvernement turc ou sénégalais. Ce sont des fonds entièrement privés. Ça tombe de sens ! Aucun esprit normal ne peut envisager une telle possibilité. Donc personne ne peut savoir par quel tour de passe-passe le gouvernement du Sénégal va s’amuser à prendre le patrimoine des gens pour le donner à d’autres.
Qu’allez-vous faire le cas échéant ?
S’il persiste dans cette hérésie, parce que c’en est une, nous allons utiliser les voies de Droit. Aller en justice pour demander que cette décision soit rapportée selon les formes légales prévues par le Sénégal. Voilà notre position. A la Cour suprême et des recours à l’international. Nous pensons qu’il faut aller devant la Cour communautaire de l’Ohada à Abidjan, nous pensons reprendre les instances de la Cedeao, nous pensons également saisir l’Unesco car il s’agit d’éducation. Nous ne sommes pas limités dans les pourvois que nous allons faire. Nous allons exercer nos actions pour être restaurés dans nos droits. C’est notre logique.
Il y a eu un précédent. La Cour suprême a demandé la réintégration d’élèves-maîtres qui ont été radiés, que le gouvernement n’a pas respectée. Ça ne vous inquiète pas ?
Nous avons fait ce que nous avions à faire. Chacun prendra ses responsabilités. Si le gouvernement fait fi des décisions que prendra la Justice par exemple, ce ne sera pas la nôtre. Il faut dire qu’il y a la responsabilité présente et celle vis-à-vis de l’histoire. Une autorité catholique m’a appelé il y a quelques jours et m’a dit de faire en sorte que ce gouvernement ne porte pas la responsabilité de tuer l’un des fleurons de l’éducation. Si ces gens ne sont pas encouragés, il ne faut pas briser leur élan. Nous recevons des témoignages extraordinaires de toutes les couches de la population. Des gens de partout dans le pays nous appellent pour dire qu’ils sont indignés et révulsés par cette situation. Ça émane même des plus hautes autorités de l’Etat. Je me félicite du soutien des populations de tout bord Comme d²’ailleurs nous continuons de recevoir des témoignages de solidarité et des visites de hautes personnalités, les parents d’élèves ne veulent pas être en reste. Ils continuent de s’acquitter des frais de scolarité. Un gouvernement ne peut pas être sourd et aveugle face à une telle situation à moins d’un entêtement que rien ne peut justifier.
Vous dites également craindre une extension de la purge d’Erdogan dans d’autres secteurs. A quoi faites-vous allusion ?
Il y a une politique menée par le gouvernement Erdogan qui consiste à exporter les problèmes intérieurs de la Turquie à l’étranger. Le Sénégal n’a rien à voir dans un conflit entre Fethullah Gulen et Reccep Tayip Erdogan. Le pays n’a pas à poser des actes pour se mêler à ce conflit. Maintenant vous pouvez vérifier auprès des autorités sénégalaises que le gouvernement Erdogan a envoyé une liste d’entreprises dans le domaine de la confiserie, de la minoterie, des banques, des assurances et dans d’autres corps de métiers contrôlés par des Turcs estampillés pro-Gulen qu’il veut confisquer. Ce n’est pas seulement l’école qui va en pâtir. Ce sont des pères de famille qui vont en souffrir. Ce qui n’est pas acceptable pour l’école ne devra pas l’être pour les entreprises. Nous sommes dans une situation où le gouvernement du Sénégal est en train d’agir sous la dictée d’un gouvernement qu’il faut dire fasciste. C’est le fascisme qui dit que celui-là est juif, je vais prendre ses biens et les confisquer. Exactement ce que fait Erdogan avec les pro-Gulen. Est-ce que le Sénégal a le droit de participer à une telle opération ?
Vous parlez de droit, mais n’est-il pas plus question de realpolitik ?
Ça n’a pas de sens. Quelle realpolitik le Sénégal peut-il bien mener pour s’inféoder au régime d’Erdogan ? Que fait la Turquie pour le Sénégal en termes de soutiens politique, économique, diplomatique ? Citez-moi un exemple d’investissement public turc au Sénégal. Il y a bien Summa Lima pour l’aéroport AIBD. Mais ce sont des prêts qui ont été consentis au Gouvernement du Sénégal. Pas un don. Qu’est-ce que le Turquie a objectivement fait pour le Sénégal ? Même pour l’Aide publique au développement accordée au Sénégal, le Turquie ne figure pas dans les 50 premières places. C’est une présence marginale. Qu’est-ce qui justifie donc qu’un pays puisse vous imposer à ce point des décisions qui ne concernent pas le Sénégal ? Les écoles ne dérangent personne, les entreprises ne dérangent personne, Yavuz Selim a même reçu des correspondances du Président Sall les félicitant pour les bons résultats, toute l’élite du pays envoie ses enfants dans ces écoles, c’est la meilleure preuve. Qu’est-ce qui peut justifier que la Turquie ne fasse rien pour le Sénégal et puisse être si forte au point de nous faire baisser l’échine ?
Vous êtes proche du président de la République. Vous êtes-vous retenu de jouer sur cette proximité dans ce dossier ?
Je revendique mon amitié avec Macky Sall. C’est quelqu’un qui est bien disposé à mon égard et je le lui rends bien. Pour autant, si nous avons des divergences de points de vue, d’opinions, je m’exprime librement. Sur ce cas, c’est encore plus marqué pour différentes raisons. Je considère que ce qui est en train de se faire ne ressemble pas à du Macky Sall. Que ce qui se fait ne ressemble pas à son idéal de justice. Ce qui se fait ne répond pas à son attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’autonomie qu’il a voulu inculquer depuis qu’il est à la tête de ce pays. Ça ne ressemble en rien à l’homme. C’est pour cela que je suis d’autant plus étonné et surpris que le gouvernement du Sénégal ait pu prendre une telle décision.
Moi aussi je suis intéressé en tant que père de famille et parent d’élève. Je suis intéressé en tant que personne ayant des intérêts dans cette école, comme d’autres Sénégalais. J’ai également des amis dans le mouvement ‘‘Guleniste’’, je trouve qu’on ne peut pas s’en prendre à eux comme ça. C’est mon devoir de les défendre. C’est pour cela que cette proximité avec M. Sall ne m’empêche pas de dire ce que j’ai à dire, d’aller en justice au besoin, d’aller devant les caméras pour dire que ce n’est pas juste. C’est ça l’amitié ! Quand vous êtes avec un ami qui fait fausse route, vous le lui dites. Moi je ne saurais être dans une amitié de complaisance et je ne pense pas d’ailleurs que Macky Sall attende que je sois complaisant. Il attend de moi une amitié sincère, loyale. C’est cette conception que j’ai de l’amitié et il est heureux que le président ait accepté mon point de vue sur cette question. Ce n’est pas la première fois que nous exprimons des points de vue divergents.
Vous dites que ça ne lui ressemble pas. Insinuez-vous que le Président a été abusé dans la présentation des faits ?
Je ne suis pas naïf au point de croire que Macky Sall ait pu ignorer ce qui se passe vraiment, comment les choses se sont présentées à lui, quels développements il y a eus… D’ailleurs je ne peux pas m’imaginer que le ministre de l’Education nationale ou son homologue des Affaires étrangères aient pu prendre des positions comme ça, sans la caution de leur supérieur. Soyons clairs, nets et francs, Macky Sall est au courant de cette histoire et j’en appelle à son sens de la Justice et de l’équité pour réparer cette erreur. Il n’y a pas péril en la demeure, c’est un mauvais coup. On peut le rattraper.