On constate, avec les résultats de cette étude relative à la perception que les Sénégalais ont de la Justice de leur pays, que nous publions, que le justiciable ne fait pas confiance au pouvoir judiciaire. Celui-ci vit, après cinquante (50) ans d’existence dans une sorte de marasme qui ruine toute sa crédibilité auprès des citoyens. Pourtant, la profession de juge se veut toujours noble et prestigieuse à l’intérieur comme à l’extérieur d’un corps souffrant terriblement de l’image qu’il projette dans l’opinion. La magistrature sénégalaise, disons l’élite judiciaire-, est en totale perdition et cherche manifestement de nouveaux repères. Dans quel sens aller, pour chercher et trouver les moyens d’une réconciliation authentique avec les justiciables de ce pays. Ceux-là qui, non sans raison, considèrent que la magistrature nationale est le maillon dramatiquement faible de la démocratie. Maillon par lequel passent d’ailleurs souvent les ennemis de la démocratie pour l’affaiblir davantage.
En vérité, le cheval de bataille enfourché par les magistrats sénégalais caracole toujours autour du pouvoir de nomination des juges et de leur situation salariale, entendue dans le sens le plus large du terme. Si la qualité de la justice rendue aux Sénégalais dépend en partie de ces deux questions, celles-ci ne sauraient à elles seules épuiser le débat sur la liberté des juges, leur indépendance et sur l’efficience des actes judiciaires. Toutes choses qui font qu’aujourd’hui 94 % des Sénégalais interrogés se montrent insatisfaits du travail de la magistrature nationale. D’ailleurs, les solutions jusqu’ici préconisées pour trouver les meilleures façons de régler ces deux questions devenues lancinantes dans le débat posé par les juges eux-mêmes, nous semble-t-il, font fausse route. La question est de savoir si le public soutient réellement et sans réserve les juges dans leur combat pour obtenir de meilleures conditions de travail. Il y a sans aucun doute de la part de ce même public un soutien de principe lié à la nature de la justice elle-même et au rôle que tous les citoyens de ce pays souhaitent la voir jouer sans faiblesse ni excès inutile.
Entre un juge et son public, il devrait nécessairement exister une sorte de fusion et de symbiose, reposant sur un amour réciproque. Cette nécessité et cet amour renvoient dans l’esprit des Anglo-saxons qui les préconisent l’idée du protecteur et du protégé. Le juge aime le citoyen qu’il protège contre les abus de toutes sortes et ce dernier le lui rend naturellement. Il n’est meilleure indépendance pour le juge que celle qui se fonde dans l’amour du justiciable.
Pour favoriser le retour d’affection, la première thérapie serait que le justiciable qui se présente devant une juridiction puisse obtenir une décision honnête, dans des délais raisonnables et dans des termes justes. Certes, les moyens financiers et matériels d’ensemble dont dispose le juge sénégalais, les conditions avantageuses de la rémunération qui lui est due au titre de son travail, sont nécessaires et s’avèrent efficaces pour motiver le magistrat et l’amener ainsi à rendre une décision dans des délais raisonnables. Il reste que l’honnêteté et l’idée de justice qui doivent par ailleurs marquer une bonne décision judiciaire, relèvent d’un registre plus volatile, plus insaisissable, n’ayant, lui, rien à voir avec l’argent.
Et c’est, entre autres, ce qui explique que le retour d’affection du justiciable sénégalais envers les membres du corps judiciaire tarde à se matérialiser, car il doute de l’amour que lui porte son juge. Face à cette problématique la réponse immédiate servie par l’Union des magistrats du Sénégal et par ses membres est invariablement celle-ci : « donnez nous encore plus de moyens, de crédits, plus de personnels, nous ne sommes pas assez nombreux, nous sommes mal payés. Changez les choses, nous ferons alors mieux notre travail. » Une réponse classique commune à tout corps administratif stigmatisant le manque de moyens.
Or, la solution n’est pas toujours de ce côté. La preuve ? Quoique pervers dans la gestion de sa relation avec la justice de ce pays, le régime actuel a consenti des efforts importants qui ont permis de mettre les juges sénégalais dans de très bonnes conditions de rémunération. Le président de la République a bien fait de porter l’indemnité de judicature des juges sénégalais à huit cent (800 000) francs Cfa, à la suite des revendications qui lui ont été déposées en janvier 2006, par le bureau de l’Union des magistrats du Sénégal. Cette indemnité a été généralisée à tous les juges, sans distinction de grade, ni de hiérarchie. C’est tant mieux ! Cependant, le justiciable sénégalais n’est pas pour autant rassuré par rapport à la liberté du juge, à son indépendance et à sa probité, car il sait que le problème tient plus à une question de mentalité, d’éthique de conviction, de responsabilité et aux méthodes de travail.
Or, rien n’indique que de ce point de vue les choses vont changer. Avec l’esprit candide de l’abonné obligatoire, le justiciable exige de la part des juges sénégalais qu’ils se préoccupent moins, sinon tout autant, des questions alimentaires, d’intendance que de la problématique majeure de leur indépendance. Que les juges se montrent plus fiers, tant il est vrai que « nul décret, nulle loi ne viendra soudainement transformer la magistrature de ce pays, en redorant son blason, en modifiant la place des juges dans la nation… ». Ce qui était valable en France il y a une trentaine d’années, quand ces mots ont été prononcés par un avocat officiant au barreau de Paris, S. La Rivière, l’est également aujourd’hui chez nous. Les juges sénégalais emprisonnent des citoyens sur ordre et libèrent également sur ordre. La magistrature semble en perdition, elle est malade dans son identité, son indépendance lui est confisquée. Elle s’en trouve installée dans une situation qui n’est pas sans conséquences sur le déroulement du projet démocratique national.
Abdou Latif COULIBALY
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