La clameur populaire soulevée par la proposition de médiation pénale se tasse, voilà que l’Etat glisse, en catimini, sur cette pente périlleuse. Dans ce chantier de traque des biens mal acquis, l’Etat ne dit pas tout ce qu’il fait et ne fait tout ce qu’il dit. Au plus fort de la controverse, Aminata Touré, ministre de la Justice et garde des Sceaux, avait juré la main sur le cœur que la médiation pénale n’était pas une option envisagée par le gouvernement. Mais, les faits viennent contredire ce discours ampoulé. « Il n’a jamais été question de définir des ratios du genre : donnez 80%, gardez 20%. Ça, c’est un débat qui n’a même pas sa raison d’être et ne peut prospérer. Le gouvernement et le Président ne sont pas dans cette dynamique », avait-elle assuré. Au moment où elle énonçait crânement cette affirmation, la justice était sûrement en train de négocier avec l’homme d’affaires Abbas Jaber, repreneur de la Société des Oléagineux du Sénégal (Sonacos). Et Mimi ne pouvait l’ignorer. Si l’on en croit le journal L’observateur, l’homme d’affaires a consenti à donner 5,4 milliards de F Cfa représentant « des taxes, des frais de loyer et des pénalités ». En dépit de ces négociations menées dans le plus grand secret et révélées par la presse, la garde des Sceaux persiste. Dans une de ses sorties, elle défend que l’affaire Jaber ne se situe pas nécessairement sur la traque des biens mal acquis. Quel enfumage ! Elle affirme sans ciller : « sur certains aspects de la privatisation de la Sonacos, nous avons estimé que l’Etat a été lésé. C’est pour cette raison que les repreneurs de la Sonacos ont accepté de combler ce déficit pour éviter un contentieux ». La plaidoirie du ministre est peu convaincante, si l’on se réfère à la privatisation de la Sonacos qui cache de multiples irrégularités. Ce dénouement traduit soit l’incapacité des autorités actuelles à défendre les intérêts de l’Etat, soit un deal grotesque que l’on pensait pouvoir cacher. Comme dans le passé, l’homme d’affaires roule, encore une fois, l’Etat dans la mélasse. Retour sur une privatisation scandaleuse.
Une privatisation sur mesure
La cession de la Sonacos, devenue Suneor en 2005, est une catastrophe pour l’économie nationale. Le rapport 2009 de la Cour des comptes, portant sur la privatisation de la société est on ne peut plus clair sur le sujet. Le document, publié dans La Gazette N099, établit de manière formelle le caractère scandaleux de la vente de cette société nationale. En effet, L’Etat a cédé les 66,9% de ses actions au prix de 5,3 milliards de FCFA au repreneur. « Les offres faites par le groupe Advens, propriété de l’homme d’affaires Abbas Jaber, ont été considérées, à deux reprises, comme nettement insuffisantes par la Commission spéciale de suivi du désengagement de l’Etat (Csdde) qui a mené le processus de cession des parts de l’Etat », révèlent les enquêteurs. Mais, pour des raisons inconnues, les mises en garde de la Csdde n’ont pas été prises en compte. Toujours pour combler l’ami Jaber, les tenants du régime d’alors ont assorti la cession de conditions surprenantes. Dans le protocole d’accord liant les deux parties, l’Etat du Sénégal s’est engagé « à financer le plan social de l’entreprise, à garantir sur une période de 12 mois tous passifs occultes pouvant se révéler après la signature de la convention de cession et à maintenir pour une durée de cinq ans la subvention pour la commercialisation de l’arachide ». Face à ces faveurs étranges, la Cour des comptes relève que le montant du rachat des 66,9% des actions détenues par l’Etat est inférieur aux 6 milliards de FCFA représentant le coût de la recapitalisation de la Sonacos, juste avant la privatisation. Pis, les enquêteurs estiment que : « si, de ce montant payé par Advens, il faut retirer le financement du plan social par l’Etat pour 4 milliards de FCFA, en dépit même de la réévaluation du prix de cession, le résultat obtenu est, en toute vraisemblance, très bas ».
Les contrôleurs n’ont pas manqué de démontrer d’autres bizarreries de cette cession taillée sur mesure. C’est l’exemple du financement du plan social par l’Etat. « Une fois cette vente réalisée, note le rapport, seul le repreneur demeure l’employeur des travailleurs de la Sonacos. Et reste donc seul tenu du paiement des indemnités de départ en cas de plan social et de la mise en œuvre de la garantie du passif. Cette dernière condition risquerait d’anéantir une plus-value financière attendue de la privatisation ».
En outre, l’Etat a accordé 6 milliards annuellement à la Suneor pour la subvention de la commercialisation de l’arachide. Au total, cette hérésie a coûté au contribuable plus de 30 milliards sur les cinq ans.
Inégalité des chances
Le rapport de la Cour des comptes fait remarquer certains manquements tenant surtout à la déclinaison des prestations attendues du cabinet BNP Paribas. Il souligne que la direction de la Sonacos a été mise à l’écart, aussi bien dans l’exécution de ces prestations que dans le choix de l’option de la privatisation. Pour la Cour des comptes, certaines prestations du cabinet semblent excéder le rôle de conseil, ou même, restent incompatibles avec celui-ci.
D’après le rapport, le cabinet a procédé à l’évaluation dont l’objectif de la valorisation devait fournir aux pouvoirs publics une information pertinente, afin de minimiser les risques de surestimation ou le bradage de la Sonacos. Les conclusions de l’évaluation ont montré les fourchettes de prix suivantes : entre 8,9 et 11 milliards de FCFA par l’approche des multiples boursiers, entre 9,2 et 11, 5 milliards par l’approche de multiples structures de transaction et entre 15 et 18 milliards de FCFA par l’approche des « cash flow » actualisés. Pour la Cour, cette évaluation connaît beaucoup d’insuffisances : « Il apparaît que deux des trois méthodes utilisées donnent des résultats assez proches et qu’il a été fait l’impasse sur la valorisation à partir de l’actif net, seule méthode qui aurait proposé une approche radicalement différente ». De même, sur les chiffres obtenus, il est tout à fait possible de partir d’une valeur de la société espérée par les pouvoirs publics. Il est relevé qu’à aucun moment l’Etat n’a fixé un prix de vente minimum pouvant correspondre à une valeur de base de la Sonacos. Par ailleurs, les méthodes utilisées font toutes références à des sociétés cotées en bourse, ce qui n’est pas le cas de la Sonacos et relativise « toute comparaison des niveaux de transaction effectués ».
Au finish, l’on constate que les fourchettes auxquelles a abouti le cabinet ont une valeur informative relativement faible pour le gouvernement, dans l’hypothèse d’une négociation et d’une prise de décision. Ce qui prouve « qu’aucun recul n’a été pris sur les chiffres donnés et des éléments qui auraient pu aider le gouvernement dans sa prise de décision n’ont pas été discutés comme l’impact réel de la recapitalisation sur la valeur de l’entreprise ». Devant ces observations, la Cour des comptes appelle, pour l’avenir, l’Etat à « garantir l’égalité du traitement des candidats à la reprise des entreprises publiques et de veiller à ne pas souscrire dans les conventions de cession d’entreprises de clauses grevant le prix payé par le repreneur ».
Patrimoine immobilier…
Le rapport évoque également le patrimoine immobilier de la Sonacos, dilapidé par la privatisation. La Cour des comptes alors de s’inquiéter de la vente par le repreneur d’immeubles non concernés par le périmètre de privatisation. Selon l’organe de contrôle, ce mandat donné à Advens demeure totalement « injustifié ». Le rapport cite par exemple le terrain ou le droit de bail de longue durée consenti à la Sonacos par l’Etat du Sénégal pour le terrain de la Rue Calmette, ainsi que les constructions qui y sont édifiées. Dans l’escarcelle de la Suneor se trouvent aussi les villas des rues du Docteur Thèze et Joris, qui étaient à l’époque sous la menace de vente, alors qu’elles ne sont pas concernées par la privatisation. En France où la société dispose de deux appartements à usage de bureaux secondaires situés au 55 de la rue Raynouard dans le XVIe arrondissement à Paris, ce sont les mêmes pratiques injustifiées qui ont été notées par le rapport. « Au moment du contrôle, seul l’immeuble sis à Dakar à la rue Joris a été vendu par le repreneur. La vente des appartements qui sont situés à Paris est en cours de réalisation par la chambre des Notaires », écrivaient les contrôleurs. En effet, les enquêteurs s’étonnent aussi du privilège accordé à la Suneor qui « utilise, sans aucun acte formel d’occupation, le siège de l’ex-Sonacos à la rue Calmette et sans payer de loyer ».
…Et foncier
Dans une enquête, La Gazette avait établi que le foncier de la société Advens, propriétaire de la Suneor, est estimé à 16 hectares (165 368 m2) à Dakar. Ces terres situées dans la zone du Port autonome de Dakar qui polarise l’essentiel des activités économiques de la capitale ont une importante valeur marchande. Selon des experts, la vente de ce foncier, en raison d’un million le mètre carré, peut procurer à l’homme d’affaires, un magot de 165 milliards de F CFA. Montant auquel il faut ajouter la valeur des terres de la société à Kaolack, Diourbel, Louga et Lindiane. Dans cette enquête, La Gazette avait soutenu que la Sonacos était en négociation avancée avec Dubaï Port World (DPW) pour l’acquisition d’une partie des terres situées à Bel Air. Information confirmée par la direction Suneor. Ainsi, la traque des biens mal acquis vient de lever un coin du voile sur ce mystère. Car Karim Wade, à qui l’on prête la paternité de DPW, est imbriqué dans plusieurs affaires avec Abbas Jaber. Les enquêtes ont établi que le jet privé, qui servait de moyen de locomotion à Karim, est une propriété de Jaber. La location de cet avion a coûté, selon les enquêteurs, 7 milliards au contribuable. De même que l’appartement de Paris où Karim avait établi ses quartiers dans l’Hexagone, appartient aussi à Jaber. Heureux qui comme Abbas Jaber, après avoir acquis ce magot dans des conditions irrégulières et l’avoir amplement fait fructifier entretemps, vient ‘’déposer’’ une modique somme de 5,4 milliards ! Cet homme qui a bénéficié d’une médiation pénale ne méritait-il pas un traitement plus rigoureux ? Il a été un élément central dans plusieurs transactions douteuses de la Wadie. Ses complices sont traqués, mais lui jouit d’une indulgence suspecte. « C’est le receleur qui fait le voleur », dit-on.
Ces médiations pénales qui ne disent pas leurs noms
L’annonce de la médiation pénale, dans le cadre de la traque des biens mal acquis, avait provoqué de vifs hoquets d’indignation, mais la pratique continue sans offusquer. Le cas Jaber est le dernier acte d’une série. Moustapha Yassine Guèye, interpelé dans le cadre des appels entrants, a déboursé 1 milliard de F CFA (un chèque en bois) pour se tirer d’affaire. De même, plusieurs personnalités arrêtées pour détournement de deniers publics, ont bénéficié d’une liberté « provisoire » qui tend à devenir définitive, moyennant des sommes âprement négociées. Le caractère provisoire de cette liberté n’est en réalité qu’une manière policée d’abuser l’opinion. Tous ceux qui ont bénéficié de cette disposition, ont, par la suite, arraché un non-lieu. Idrissa Seck, Abdou Rahim Agne, Daniel Goumalo Seck et ses complices ne démentiront pas cette évidence.
Amadou Kane Diallo, ex-Directeur général du Conseil sénégalais des chargeurs (Cosec) poursuivi pour détournement de deniers publics estimés à 500 millions de F CFA, a consenti lui aussi un effort financier de 100 millions. Quant à Ndèye Khady Guèye, elle est toujours en détention parce sa proposition financière est jugée trop en deçà des montants qui lui sont reprochés. Elle a proposé des biens immobiliers et des bons au porteur, évalués à 2,7 milliards de F Cfa pour bénéficier d’une liberté provisoire. Tous ces faits traduisent la volonté du gouvernement de persister dans la médiation pénale.
Il convient de souligner que le traitement réservé au dossier de l’homme d’affaires, Abbas Jaber, est particulièrement choquant. Par la complicité de personnes haut placées, ce Franco-libanais détient actuellement des pans entiers de l’économie nationale. A côté de la Suneor, il est aussi actionnaire à Transrail. Là également, les contours de la cession demeurent ténébreux. Un gouvernement soucieux de l’intérêt général se chargerait plus sérieusement de ces dossiers. Mais, les observateurs avertis ne sont pas surpris par la tournure des choses. Car Abbas Jaber fait partie des premières personnes reçues par le président après sa victoire.
Baye Makébé SARR
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