Le vendredi 30 mai 2014, Mr Lewis Lukens, ancien ambassadeur des USA à Dakar rencontrait la presse, au terme d’une mission de trois ans. Profitant de cette toute dernière opportunité, il exhortait le Gouvernement sénégalais à « se focaliser » sur la question des ordures et des problèmes de l’Environnement en général, pour mieux tirer parti du potentiel touristique du pays. Précisant qu’il avait été déjà frappé par cette situation dès son arrivée au Sénégal, il s’interrogea en ces termes : « Quand on voit les ordures, on se pose des questions. On se demande pourquoi c’est comme ça. »
Je ne rappelle pas ces regrets de Mr Lukens parce qu’il représentait le pays le plus puissant du monde, mais bien parce qu’il a raison, et que ses regrets ne nous honorent point. Après 54 ans d’indépendance, nous peinons à débarrasser notre capitale nationale, ancienne capitale de l’Afrique occidentale française, des ordures et des eaux usées.
Son Excellence Lukens aurait dû d’ailleurs pointer aussi du doigt les gravats et les branchages qui sont une autre plaie de notre capitale. Une plaie qui, malheureusement, laisse totalement les autorités et les citoyens indifférents. Pourtant, les gravats en particulier enlaidissent terriblement la capitale nationale. Ils sont d’ailleurs pour beaucoup dans l’aggravation des inondations à Dakar et dans sa banlieue. Dans le quartier où j’habite, les eaux de ruissellement s’infiltraient quelques minutes après, même s’il avait plu des cordes. Aujourd’hui, nombre de maisons y sont inondées, du fait des gravats qui surélèvent le niveau des rues et s’opposent à l’infiltration des eaux. Il en est ainsi d’ailleurs dans de nombreux autres quartiers de Dakar et de sa banlieue. Dans l’indifférence générale des autorités et des populations.
C’est également dans leur indifférence générale que les gravats envahissent tous les espaces vides qui ne sont pas éclairés la nuit. C’est ainsi que ce qu’on appelait les « Jardins de Cambérène », jadis un îlot abondamment vert, fleuri et qui faisaient partie des rares poumons de Dakar, étouffent aujourd’hui sous des tonnes de gravats, dans l’indifférence totale – j’insiste – des services du Ministère de l’Environnement, du maire de Golfe, du Préfet de Guédiawaye, etc. C’est, personnellement, le cœur gros que je passe tous les jours devant ce qui était l’hôtel-restaurant du « Jardin », qui ne fonctionne pratiquement plus à cause de la dégradation avancée de l’environnement. Les gravats s’amoncellent chaque jour un peu plus et remplissent tous les espaces vides environnants.
Ministère de l’Environnement, où êtes-vous ? Vous ne pouvez quand même pas laisser ce « poumon vert » de Dakar mourir petit à petit sous le poids des gravats que des délinquants irresponsables y déversent toutes les nuits, impunément !
Pour ce qui me concerne en tout cas, je suis prêt à accompagner des agents de ce ministère sur les lieux, pour qu’ils constatent eux-mêmes sur place les immenses dégâts. Je suis prêts à les y accompagner avec mon propre véhicule et à mes frais, s’il y a lieu. Ils pourraient s’accompagner, s’ils acceptent ma proposition, d’un journaliste muni d’une caméra, pour fixer les images hideuses, qui devraient indigner tous les passants. Si, au contraire, ils trouvent ma proposition prétentieuse et saugrenue, je lance le même appel à toutes les télévisions de nos différents groupes de presse.
Je ne fais montre d’aucune prétention. Je ne fais pas non plus de cinéma. J’appelle seulement à une action citoyenne. Qu’on me mette à l’épreuve !
Je suis d’ailleurs tenté de lancer le même appel aux nombreuses autres autorités publiques et à tous mes concitoyens. Notre capitale nationale mérite d’être secourue. Elle n’est pas seulement défigurée d’ailleurs, loin s’en faut, par les ordures ménagères, les gravats et les branchages. Elle traîne une autre plaie, celle-là aussi béante que les autres : l’indiscipline caractérisée des populations, pratiquement encouragée par la frilosité des autorités publiques, et dont l’ampleur dépasse nos frontières.
Dans une contribution à la « Commission éthique et des valeurs » des Assises nationales du Sénégal intitulée « Propos sur nos comportements quotidiens », je rappelais la tragédie du « Joola » en ces termes : « La tragédie de la nuit du 26 septembre 2002 – pour revenir à elle –, par-delà les centaines de morts qu’elle a entraînées et la douleur indicible qu’elle a engendrée, a été une honte pour notre pays et a porté un coup terrible à son image. Les images peu reluisantes du naufrage du “ Joola” ont fait le tour du monde. Elles ont été relayées par de nombreuses télévisions étrangères et principalement françaises, commentées avec par moment des piques qui ne nous honorent point. Juan Gomes de RFI avait également consacré son émission “ Appel à l’Actualité ” des 1er et 2 octobre 2002 au malheureux événement. Un ressortissant français intervenant de Dakar avait, par-delà le naufrage du “ Joola ”, pointé un doigt accusateur sur l’indiscipline caractérisée des Sénégalais et principalement sur celle des conducteurs de cars rapides et de “ Ndiaga Ndiaye” qui sont, selon lui, de véritables bourreaux sur les routes. Il avait terminé son intervention par cette terrible assertion : “ Le Sénégal se complet de plus en plus dans la médiocrité et le laisser-aller”. Une dame, résidant à Paris, ira dans le même sens en regrettant que son pays (le Sénégal), “ s’installe de plus en plus dans la culture du laxisme ”. Les Européens dont des ressortissants ont péri dans la catastrophe du 26 septembre, réfléchiront désormais longuement et profondément, avant de se décider à venir au Sénégal qui se révèle de plus en plus comme le champion mondial incontesté de l’indiscipline et de l’incivisme. Nous nous comportons chaque jour qui passe comme une communauté de singes et d’hyènes adolescentes (que les walaf appellent “ nduulañ ”), communauté sans responsable où chacun fait ce que bon lui semble et selon son instinct du moment, sans se soucier le moins du monde du tort qu’il peut porter au pays ou à son voisin immédiat. Quarante huit années après l’indépendance (ce n’était donc que ça ?), nous continuons de traîner comme un boulet, les maux que le Président Senghor appelait “ Les maladies infantiles du sous-développement ”, dont les plus courantes aujourd’hui sont l’indiscipline et l’incivisme. »
Ces plaies béantes qui nous collent comme à la peau se manifestent, notamment, dans les constructions anarchiques. Des contributions qui paraissent dans les différents journaux de la place les dénoncent quotidiennement, sans succès. Périodiquement nous assistons, le cœur gros, à des effondrements de bâtiments entraînant la mort de plusieurs personnes. Les métastases de l’indiscipline et de l’incivisme n’épargnent pas, non plus, les nombreuses cérémonies familiales et religieuses. Pratiquement, tous les jours, à l’occasion des baptêmes, des mariages, des décès, des retours de pèlerinage des Lieux saints, des tours de famille, des gamous-meetings, etc, des tentes poussent comme des champignons, souvent dans les rues les plus passantes et sans aucune autorisation.
Et que dire des fuurël et autres soirées dansantes et tann bèer organisés à tout bout de champ, en week-ends comme en jours de semaine, avec des baffles ouverts à plein régime et des tam-tams sur lesquels frappent à tue-tête des griots endiablés ? Les pauvres citoyens en arrivent à perdre le sommeil et, plus dramatiquement, à la longue, l’ouïe. Ce tableau serait d’ailleurs incomplet si on n’y ajoutait pas les ballons que nos enfants envoient rageusement frapper à nos fenêtres et les appels à la prière de certains muezzins zélés, aux environs de quatre heures du matin, avec des hauts parleurs qui portent leurs voix à des kilomètres à la ronde.
La politique n’est pas en reste. Nous comptons aujourd’hui bien plus de 200 partis politiques. Chacun de ces partis, même des plus insignifiants créés pour jouer les trouble-fête et, surtout, pour trouver sa place au soleil de la très « juteuse » majorité présidentielle, veut organiser son meeting, principalement pendant les campagnes électorales. Le problème se situe aux endroits et aux moments où ces meetings sont organisés. Généralement, les partis jettent leur dévolu sur les plus grandes rues et avenues. Ces meetings drainent en général beaucoup de monde et participent de la grande confusion de la circulation.
Dans les pays sérieux, les grandes démocraties, ces rencontres se déroulent dans des endroits fermés. Nous avons suffisamment de salles et de stades pour abriter ces meetings, dont nous pourrions d’ailleurs nous passer sans grands dommages. L’essentiel n’est pas, en effet, loin s’en faut, dans le grand monde qu’elles cherchent à mobiliser à tout prix. L’expérience a montré que toutes les grandes foules de curieux qui envahissent très tôt les meetings et qui sont les plus prompts à applaudir à tout rompre et à tout propos, ne sont même pas inscrits, dans leur grande majorité en tout cas, sur les listes électorales ou, lorsqu’ils le sont, ne se donnent même pas la peine d’aller voter le jour J. Ces grandes foules n’ont pas, de mon point de vue, l’intérêt qu’on leur accorde. Les partis politiques peuvent certainement continuer de tenir des meetings (hors des grandes rues et des avenues de préférence). Ils gagneraient davantage, cependant, à éduquer leurs militants et à les convaincre de la nécessité de s’inscrire massivement sur les listes électorales, à retirer tout aussi massivement leurs cartes le moment venu et, surtout, à voter effectivement et massivement. Ces différents gestes me semblent plus citoyens et beaucoup plus efficaces qu’une simple présence dans un meeting.
Un autre aspect des manifestations des partis politiques qui pose problème, ce sont les affichages sauvages pendant les campagnes électorales et même hors de celles-ci. Nos compatriotes, militants de partis politiques ou non, ont la fâcheuse habitude d’afficher et de faire des graffiti n’importe où : sur les murs des bâtiments publics ou privés et même chez de pauvres particuliers qui, parfois, ont à peine fini de peindre leurs maisons. Les tableaux de signalisation (stop, sens interdit, sens giratoire, etc) qui réglementent la circulation ne sont même pas épargnés, comme d’ailleurs les enseignes payées par différents services publics comme privés. En plus des torts qu’ils portent aux nombreux particuliers, les affiches et les graffiti anarchiques défigurent notre pauvre capitale nationale et d’autres villes de l’intérieur. Il faut absolument que l’Etat les organise et les encadre.
Toutes ces plaies béantes ont la vie particulièrement dure chez nous. Elles sont loin de dater d’aujourd’hui. Le président Senghor – nous l’avons rappelé plus haut –, les a très tôt stigmatisées. Son successeur aussi qui, dans son message à la Nation au soir du 31 décembre 1999, dénonçait vigoureusement (verbalement tout au moins) l’indiscipline et l’anarchie qui s’installaient dangereusement dans le pays. Dès le lendemain, les forces de sécurité se mirent rapidement au travail et investirent les différents ronds points de la capitale nationale, qui étaient devenus de véritables casse-tête pour les pauvres automobilistes. Dans une contribution parue au journal « Sud quotidien » du 4 janvier de la même année et dont le titre était « Lutte contre l’indiscipline et l’anarchie : aller plus loin encore », j’encourageais et félicitais les forces de sécurité et souhaitais vivement que « ce début fracassant ne soit pas que ponctuel, un simple effet d’annonce destiné seulement, comme on nous y a habitués au Sénégal, à frapper les esprits et à s’évanouir ensuite comme un feu de paille ». J’allais plus loin encore dans ma contribution en ces termes : « Dakar a une multiple vocation qu’elle ne pourra réaliser dans le laxisme et l’anarchie que nous y connaissons actuellement. Il ne faut donc pas que nos braves policiers et gendarmes s’arrêtent en si bon chemin. Il ne faut surtout pas se faire d’illusion : la présence même régulière des forces de sécurité aux points les plus névralgiques de la ville, ne suffit pas à régler comme par enchantement les problèmes de la circulation ; Il convient d’aller plus loin : nos pandores et policiers ne peuvent pas être toujours présents partout où on a besoin d’eux. Les Sénégalais doivent apprendre à garder des comportements citoyens et républicains en toutes circonstances. » Je faisais remarquer aussi que « le travail des forces de sécurité doit être jumelé à des actions pertinentes et soutenues de formation, d’information et de sensibilisation à travers les canaux qu’offre les différents médias du pays (…) ». Toutes ces mesures, même appliquées à la lettre, ne suffiraient évidemment pas : il convenait, il convient encore aujourd’hui, de renforcer notablement les sanctions contre les délinquants et de les appliquer effectivement. C’est à ce niveau-là que nous avons de réels problèmes. C’est à cause de la conscience de l’absence de sanctions ou même, si elles existent, de leur inapplicabilité, que les métastases de l’indiscipline et de l’anarchie infectent maints autres secteurs de la vie nationale.
Pendant 54 longues années, les autorités nous ont laissé faire. Elles ont assisté passivement à la sédimentation de nos épaisses couches de tares. Autorités et citoyens, nous sommes tous responsables de cette situation. Les autorités, celles d’hier comme celles d’aujourd’hui, le sont encore plus. Elles n’ont jamais osé prendre leurs responsabilités devant l’indiscipline caractérisée des citoyens. Elles les ont au contraire toujours ménagés pour des raisons proprement électoralistes. La perspective d’une réélection a toujours constitué pour nos gouvernants comme un gaz paralysant, devant la nécessité de sévir face à des comportements parfois inacceptables. Dans wax sa xalaat d’une radio privée, un intervenant, regrettant sincèrement leur passivité et leur complaisance coupables devant de tels comportements, faisait remarquer que « le seul homme ou la seule dame capable de diriger le Sénégal dans la vérité, la justice et la fermeté, est celui ou celle qui met sur le même pied d’égalité le maintien au pouvoir ou sa perte ».
Un ancien gouverneur de région, Ibrahima Malamine Tandian, nous rappelait fort opportunément dans une contribution à « Walfadjri » du 7 octobre 2002, ce qui suit : « La complaisance a la vie dure au Sénégal : le message à la Nation du président Wade rappelle ceux du président Senghor et du président Diouf qui mettaient souvent l’accent sur la capacité de nuisance de nos mauvaises habitudes sur la bonne gouvernance. » Dans l’édition du 10 octobre 2002 du même quotidien, l’énarque et économiste Moubarack Lo concluait une contribution en ces termes : « Après le naufrage (du Joola), l’Etat a préféré indexer les citoyens et les menacer de sanctions futures, plutôt que d’engager sa propre réforme. Or, celle-ci est le préalable et la première étape de tout chantier de transformation vertueuse des Sénégalais. Que l’Etat commence donc par ses propres faiblesses et remplisse rigoureusement ses prérogatives et les Sénégalais suivront son exemple, de gré ou de force. »
La conclusion de ma contribution du 4 janvier 1999 (citée plus haut) allait dans le même sens que mon concitoyen Moubarack Lo : l’exemple est effectivement attendu de nos gouvernants, qui doivent enfin prendre leurs responsabilités et appliquer rigoureusement à tous les citoyens les lois et règlements édictés, compte non tenu de leur appartenance politique, sociale, religieuse ou autre.
Nos mémoires sont encore fraîches de la révolte des marchands ambulants de Dakar. Le président de la République d’alors, Abdoulaye Wade, avait donné publiquement des instructions fermes de les dégager des principales artères de la capitale nationale. Il avait affirmé que le gouvernement ne prendrait plus aucun arrêté, aucun décret, aucune loi pour cela, tous les textes existant et étant encore en vigueur. Il martelait surtout qu’il n’accepterait aucune intervention. Deux jours après, le Gouverneur de Dakar appliquait à la lettre les instructions du Président de la République et on connaît la suite : le politicien devant l’Eternel ayant pris peur, se rétracta et désavoua publiquement le pauvre gouverneur. Il recevra ensuite une délégation des marchands ambulants et affectera le pauvre gouverneur à Kaolack et son préfet à Mbour. Les marchands ambulants triomphants envahirent de nouveau toutes les rues d’où ils avaient été dégagés.
Cette image peu flatteuse que nous a laissée l’ancien président politicien doit s’effacer à jamais de nos mémoires. Il est vraiment temps que le Sénégal soit vigoureusement repris en main. Il connaîtra difficilement l’émergence avec cette frilosité politicienne et électoraliste dont ont fait montre jusqu’à présent les dirigeants qui s’y sont succédé.
Dakar, le 6 septembre 2014
Mody Niang, mail: [email protected]
très juste comme d’habitude. mais hélas le mal est si profond et les politiciens si peu préoccupés par le bonheur collectif, qu’il y a peu d’espoir de voir les choses changer positivement…
bien dit tous ces tares de la societes senegalaises!!!a quand le reveil? en tout cas pas avec des dirigeants qui ne pensent qu’a leur reelection comme vous l’avez bien dit!!!