Dans sa déclaration de politique générale (DPG), le premier ministre (PM) sénégalais Mouhamed DIONE semble accorder une place particulière au secteur agricole et agroalimentaire. Ses propos et sa feuille de route laissent croire à une réelle volonté politique qui en partie devrait passer par une intensification des investissements sur le secteur agricole. Selon le PM, ces nouvelles perspectives s’inscrivent dans une politique pour faire de l’agriculture et de l’agroalimentaire un secteur capable de « donner (à l’économie du Sénégal) l’impulsion nécessaire pour créer plus de richesse et d’emplois viables ». Pour ce dernier toujours, le premier enjeu est donc de produire plus afin de tendre vers une autosuffisance alimentaire. Pour cela, trois principaux leviers ont été présentés : (i) la maîtrise de l’eau, (ii) la modernisation de l’équipement rural et (iii) l’utilisation d’intrants de qualité. Avec un potentiel de 35 milliards de m3 d’eau et plus de 3,8 millions d’hectares de terres arables, le secteur agricole sénégalais dispose d’atouts favorables lui permettant d’accroitre pleinement sa contribution à l’économie. Selon un rapport de la Banque mondiale publié en 2013, le potentiel du secteur agricole et agroalimentaire en Afrique se chiffre à plus de 1000 milliards de dollars à l’horizon 2030. Ceci illustre que la volonté du PM de renforcer ce secteur qui dispose encore d’une marge de manœuvre importante est très juste. Par ailleurs, si les objectifs fixés par le PM et son gouvernement sont louables, les stratégies politiques et économiques exposées dans sa DPG sont moins pertinentes dans le contexte sénégalais. L’expérience des politiques agricoles de ces deux dernières décennies a montré que booster la production agricole n’améliore pas forcément le marché local. Dans certains cas, notamment observés au Sénégal, cette politique va même à l’encontre des objectifs poursuivis. L’exemple le plus éloquent est le riz, qui constitue le produit agricole le plus consommé dans la société sénégalaise où chaque individu consomme en moyenne 88,5 kg de riz par an[i]. En 2013, le Sénégal a importé plus de 72% de sa consommation en riz, alors qu’il dispose d’un potentiel agricole qui non seulement devrait lui permettre de s’assurer une autosuffisance, mais aussi d’exporter des excédents sur le marché extérieur. A la question de savoir pourquoi nous en sommes là, il me parait plus pertinent de se demander plutôt selon quel dénouement nous en sommes arrivés à cette situation.
Grâce à une volonté politique forte et à des projets de développements incitatifs, la production locale de riz est passée de 100’000 à 283’000[ii] tonnes entre 2000 et 2013. Les politiques incitatives dans le cadre de la GOANA[iii] comme la levée des droits de douane sur le matériel agricole importé ont sans doute contribué à la hausse de production du riz local. Cependant, malgré une forte augmentation de l’offre de riz local sur le marché sénégalais, où la production a été multipliée presque par trois en treize ans ans, sa demande au niveau des ménages n’a pas de connu de grand changement. En 2000, l’importation de riz au Sénégal était de 650’000 tonnes ; en 2013 elle a atteint 800’000 tonnes. La mobilisation gouvernementale et l’accroissement de la production de riz local ne semblent pas modifier les comportements des ménages sénégalais, qui restent très dépendants du riz importé, avec des tendances très variées, voire opposées selon que le ménage habite en milieu urbain ou en milieu rural, comme nous pouvons le voir sur la figure ci-après.
Les préférences de consommation pour le riz entre les ménages urbains (Dakar, Diourbel, Touba) et les ménages ruraux (Ross Béthio, Richard Toll) sont différentes. On voit que les ménages urbains ont tendance à préférer le riz importé, alors que ceux du monde rural consomment nettement plus de riz local. Deux raisons peuvent expliquer ces tendances contrastées entre ruraux et urbains. La première est une question de qualité. Le riz importé, généralement appelé riz parfumé, présente une meilleure qualité comparée à celle produite sur le marché local principalement sur la vallée du fleuve du Sénégal. Le riz parfumé, importé en grande partie de pays asiatiques dont la Thaïlande et le Vietnam, présentent plusieurs avantages en qualité. La préparation est plus simple, elle ne nécessite aucun traitement spécial préalable. Personne n’aime trouver dans son plat du son, des pierres, des graines et mauvaises herbes. D’après les femmes sénégalaises, qui en principe s’occupent de la préparation, le riz importé a un goût spécial et dégage un parfum que l’on ne retrouve pas sur le riz local. Sur cette première raison, campagnards et urbains sont unanimes, ils estiment bien que le riz importé a une meilleure qualité que le riz produit localement. La seconde raison qui semble faire la différence, ou du moins en bonne partie, est liée au prix. Sur le marché sénégalais, le riz importé est plus cher que le riz local. En moyenne le kilogramme coûte 350 FCFA contre 250 FCFA pour le riz local. Même s’il n’y pas de doute sur la meilleure qualité du riz importé, la différence sur les prix incite une partie des consommateurs à porter leurs choix sur le bien le moins cher, notamment le riz local. Dans notre cas, on constate que les ménages ruraux comme à Richard Toll et à Ross Béthio, généralement moins fortunés que les ménages urbains, ont une forte tendance à préférer le riz local qui est à un prix 40% moins cher que le riz importé. Alors que dans le milieu urbain où le pouvoir d’achat des ménages est généralement plus élevé, comme à Dakar, à Diourbel et à Touba, plus de 97% de la population consomme du riz importé. Cela montre que la préférence des ménages urbains pour consommer le riz importé s’explique en partie par le fait qu’il est de meilleure qualité, et qu’ils ont les moyens de s’en procurer sans que cela n’affecte gravement leurs revenus. Autrement dit, dans ce même contexte, il ne serait pas étonnant de voir un ménage rural changer ses préférences en consommation après que ses revenus ont suffisamment augmenté, lui permettant d’acheter du riz importé au détriment du local.
Quelle solution pour booster « le consommer local » ?
Produire plus comme là si bien dit le PM dans sa DPG n’est pas vraiment la bonne stratégie, elle peut même avoir un impact négatif pour les producteurs locaux. Produire plus pourrait être une bonne stratégie à condition que la demande de riz local sur le marché sénégalais soit supérieure à l’offre des producteurs locaux. , alors que tel n’est pas le cas. La question que l’on doit se poser est comment inciter le milieu urbain à consommer le riz local ? Nous sommes surtout en présence d’une préférence portée sur le riz importé à cause de sa meilleure qualité. Dans le contexte sénégalais, le marché de la demande de riz local est très réduit. Se focaliser uniquement sur une hausse de l’offre peut entraîner une baisse radicale des prix sur le marché du riz local, ce qui baisse sa compétitivité et décourage ses potentiels entrepreneurs. Dans son étude publiée en 2013, « Growing Africa : Unlocking the potential of Agribusiness » les experts de la Banque mondiale estiment que seulement 4% du riz produit au Sénégal remplit des critères acceptables et arrivent à concurrencer directement le riz importé auprès des ménages urbains. Il s’agit du riz transformé dans les grandes usines et mis à la disposition des grands grossistes commerçants. Dans un cas pareil, l’expansion continue de la production de riz sans prendre en compte le marché final est contre-productive. Aujourd’hui, la meilleure alternative qui soit pour la promotion du riz local devrait consister à moderniser les exploitations transformatrices du riz local, permettant de fournir une certaine qualité auprès des consommateurs. Cela devrait commencer par installer dans les régions productrices de riz des unités de transformation de qualité accessibles en coûts, pour éviter que les frais supplémentaires soient insoutenables par les producteurs. Une telle mesure peut agir directement sur la qualité et permettra enfin une production supplémentaire qui puisse atteindre la consommation urbaine. Si le PM veut promouvoir le « consommer local », aussi bien sur le riz que sur les autres produits, sa politique agricole doit miser d’avantage sur la qualité du produit final, afin que celui-ci puisse concurrencer directement leurs substituts importés qui généralement sont de bonnes qualités. Avec la probable entrée en vigueur des APE[iv], cette production de qualité devient même une nécessité si le PM ne veut pas voir son fameux slogan « consommer local », devenir caricatural comme le fut le slogan de son prédécesseur « gouvernance sobre ».
[i] Source : Production data from FAOSTAT; trade data from COMTRADE.
[ii] ANDS, Bulletin mensuel des statistiques, février 2014.
[iii] Grande Offensive Agricole pour Nourriture et l’Abondance
[iv] Accord de Partenariat Économique
Mouhamadou Diop,
Doctorant/Assistant en économie à l’Université de Genève
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