Moustapha Tall, le célèbre importateur de riz, se livre à cœur ouvert dans nos colonnes. Dans une interview exclusive qu’il nous a accordée,ce natif de Kaolack raconte ses débuts dans le commerce, ses déboires sous le régime libéral et beaucoup d’anecdotes. Très furax, il estime avoir été victime d’acharnement sous le magistère du Président Abdoulaye Wade, pour avoir refusé de cautionner certaines pratiques mafieuses qui caractérisaient l’ancien régime.
Pour avoir campé sur ses positions, il a connu injustement la prison. Et parmi ses bourreaux, il indexe, sans sourciller, Cheikh Tidiane Sy, alors tout-puissant ministre d’Etat du gouvernement Wade. Mais avec le recul et en bon musulman, il semble pardonner à tous ceux qui lui ont fait du mal. Cependant, cet homme qui a été blessé dans son amour-propre, victime, comme il l’a laissé entendre, de son patriotisme économique, a décidé d’engager des poursuites judiciaires contre l’Etat du Sénégal à qui il réclame la bagatelle de 650 millions de FCFA.
L’opérateur économique, qui se définit comme un vrai self-made-man, invite par ailleurs les tenants du nouveau pouvoir à ne pas tomber dans les travers du défunt régime libéral. Pour lui, en effet, notre pays, qui dispose d’énormes potentialités agricoles, notamment dans la vallée du fleuve Sénégal, a les moyens d’atteindre l’objectif de l’auto-suffisante alimentaire en riz, à l’horizon 2017. Entretien…
Moustapha Tall, pouvez-vous vous présenter une fois de plus à nos lecteurs ?
Moustapha Tall : Je suis un Sénégalais né à Kaolack dans une famille de commerçants, en 1955. J’ai fais des études dans la capitale du Bassin arachidier jusqu’à un certain niveau. Un jour, il y avait un problème dans la gestion du magasin de mon oncle. On m’a fait sortir de l’école pour aller m’occuper de ce magasin. Dès que j’ai pris possession du magasin, mon premier réflexe a été de faire l’état des lieux, c’est-à-dire l’inventaire. Je n’avais que 17 ans. Mais, pour moi, c’était une question de bon sens. C’est comme cela que je me suis retrouvé dans le commerce. Je n’ai pas choisi d’être commerçant, c’est le métier qui est venu à moi. Et depuis lors, je m’évertue à être le meilleur dans mon secteur d’activité, partant de l’idée qu’il n’ya pas de sot métier dans la vie.
Depuis quand êtes-vous dans l’importation de riz, une activité qui vous a propulsé au-devant de la scène ?
Je m’active dans l’importation du riz depuis 1989, date de la première libéralisation du secteur. Il s’agissait, faut-il le rappeler, d’une libéralisation partielle qui concernait uniquement le riz entier et le riz intermédiaire. A cette époque, vous vous souvenez, il y avait la fameuse Caisse de Péréquation, une structure étatique qui avait été mise en place pour l’importation et la commercialisation du riz brisé. Parallèlement, nous avons investi ce créneau, Bocar Samba Dièye et moi. C’est pourquoi, nous sommes les importateurs de riz les plus connus. Normal, parce que nous sommes les premiers à nous être engagés dans cette activité. C’est comme ça que j’ai véritablement investi ce créneau, en commençant à importer du riz entier. De là, j’ai commencé à faire entrer au Sénégal des cargaisons de riz parfumé. Et les gens ont bien aimé. En ce qui concerne la péréquation sur le riz importé, c’était demandé par une structure qui avait été mise en place pour la protection de cette denrée à hauteur de 35 FCFA le kilo pour la qualité intermédiaire et 25 FCFA le kilo pour la qualité « Caroline ». C’était une péréquation qui n’avait pas sa raison d’être, d’autant plus ces qualitésétaient plus chères à l’achat, ainsi qu’au niveau du dédouanement. Compte tenu de tous ces éléments, donc, on vendait ces catégories de riz beaucoup plus cher par rapport à la brisure.
Par la suite, le secteur a connu une libéralisation totale. Comment avez-vous vécu cette période ?
La libéralisation totale est intervenue en 1995. D’ailleurs, c’était lors d’une rencontre organisée par l’USAID qu’on nous avait annoncé la nouvelle avec un décret signé, brandi par la directrice de l’USAID. Ce décret stipulait que, désormais, le marché est libre pour tout le monde, sans aucune condition, ni organisation du secteur. Donc, vous comprenez aisément que les soucis et problèmes que vit le secteur nous proviennent de cette fameuse mauvaise libéralisation, puisqu’on ne sait même pas qui fait quoi et comment.
Devenu incontournable dans l’importation du riz, vous avez été reçu en 2003 par le Président Abdoulaye Wade. Si la question n’est pas indiscrète, quel était l’objet de cette audience ?
Moustapha Tall : Effectivement, en 2003, j’ai été reçu au Palais de la République par l’ancien président de la République, Me Abdoulaye Wade. Cette audience était essentiellement axée sur la libéralisation totale de l’importation de riz. J’ai dit à Wade que cette libéralisation avait été très mal faite. Dans la foulée, je lui avais demandé de faire quelque chose pour qu’on arrête d’importer autant de riz pour notre consommation. Nous sommes un pays à vocation agricole et, pour moi, on n’a pas besoin d’importer 600 000 tonnes de riz par an pour vivre. J’ai alors suggéré au Président de prendre des mesures, parce qu’on était arrivé à une situation où on ne savait plus qui faisait quoi. C’était dangereux pour un produit aussi stratégique que le riz. J’ai insisté sur le fait que, s’il ne faisait rien, on courait droit vers une pénurie. Les gens allaient descendre dans la rue. C’était en 2003. Le Président ma dit : « ah bon. S’ils sont dans la rue, le régime tombe !». Et séance tenante, il a appelé quelqu’un pour lui demander d’organiser au plus vite un Conseil Présidentiel sur le riz. Mais ce Conseil n’a jamais eu lieu, à part un Conseil sur la fraude. C’est comme cela que le Comité de lutte contre la fraude a été mis en place sous la direction de Cheikh Tidiane Sy. Ce dernier, alors tout-puissant ministre d’Etat auprès du Président, a utilisé cette structure pour me combattre. En fait, après mon audience avec le Président, il m’a fait appeler dans son bureau au Building, d’abord pour me féliciter, avant de m’intimer l’ordre d’arrêter l’importation du sucre pour qu’il me donne l’exclusivité du riz au Sénégal. Ce que j’avais catégoriquement refusé à l’époque, en lui disant que cela ne m’intéressait pas. Ce qui m’intéressait, c’était plutôt le développement harmonieux de mon pays. J’avais en ligne de mire, un objectif : l’autosuffisance en riz pour enrayer complètement dans notre vocabulaire le mot importation de riz afin de le remplacer à terme par le mot exportation du riz sénégalais vers les pays de l’UEMOA.
Et c’est comme cela que vos déboires ont véritablement commencé ?
Affirmatif. Car, Cheikh Tidiane Sy a profité de sa position à la tête du Comité de lutte contre la fraude qu’il dirigeait pour prendre langue avec ses interlocuteurs au niveau de l’administration des douanes, en l’occurrence Moustapha Diagne et Jean Jacques Nanga, qui étaient respectivement directeur des Enquêtes et directeur général, pour ficeler spécialement un dossier de douane contre moi avec comme unique objectif de me mettre en prison vaille que vaille avec, bien entendu, la complicité du juge du 3ème cabinet de l’époque. Ce même cabinet instruisait en 2003 un autre dossier de douane concernant des bons à enlever dans le cadre duquelplus de huit douaniers et cinq transitaires avaient été arrêtés. Comme ce dossier n’était pas clôturé, il en a profité pour m’arrêter. C’était en 2004. Et d’ailleurs durant le mois de septembre de cette même année, plus précisément le 07, j’ai été affectivement arrêté par ce juge du 3eme cabinet du tribunal et mis en prison sous le fallacieux prétexte que je devais à l’Etat 650 millions de différentiel de péréquation. Or, cette péréquation, ce n’est pas moi qui l’ai calculée. C’est la douane. Et si la douane fait une erreur, en quoi, moi, suis-je responsable ? Ils ont utilisé le code de la douane pour me mettre hors d’état de nuire. Je ne sais pas pourquoi. Mais, ces gens l’ont fait. Aujourd’hui, je poursuis l’Etat du Sénégal parce qu’il m’apris cet argent illégalement. Toutefois, malgré cette cabale savamment orchestrée pour me détruire, j’ai pu bénéficier, après jugement, d’un non-lieu.
En 2008, en pleine ébullition du front social, le Président Wade a décidé à nouveau de vous rencontrer. Cette fois, qu’est-ce que vous vous êtes encore dit ?
Lors de cette deuxième rencontre avec le Président Wade, il était préoccupé par la situation sociale, notamment les manifestations contre la vie chère. Je lui avais expliqué que, compte tenu des circonstances, il n’avait plus d’autres possibilités à part gérer cette situation de crise. Cette fois, mon message n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd puisqu’il avait aussitôt pris des mesures visant, entre autres, la suppression de taxes et la subvention des prix.
Malgré ces va-et-vient au Palais de la République, vous semblez être dans le collimateur de personnes tapies dans l’ombre. Comment pouvez-vous expliquer ce paradoxe ?
L’Etat me doit des subventions. Au lieu de me payer, je suis plutôt combattu par des lobbies. Ils l’ont fait d’une manière ciblée. De toutes façons, l’argent qu’ils me doivent sur la subvention, ils vont me le payer avec les intérêts qu’il faut. Je poursuis l’Etat du Sénégal. Toute cette manigance, c’était Wade. Je viens vers lui pour l’aider à sortir le pays de cette situation. Au lieu de m’aider, ses collaborateurs me créent des problèmes. J’aurais pu rester chez moi. Mais c’est lui qui me demandait à me rencontrer à chaque fois. Lors de la crise de 2008, c’est lui qui a demandé à Alioune Aïdara Sylla de me contacter. Et en plus, il a demandé aux gens d’importer massivement du riz. A quelques jours de l’arrivée des bateaux, il enlève la subvention. Vous voyez ce que cela signifie ? Cette manière de faire du Président Wade m’a fait perdre beaucoup de milliards.
Au regard de tous ces déboires, pourquoi ne pas investir dans la production de riz, notamment dans la Vallée ?
Comment voulez-vous que nous ayons des moyens pour aller investir dans la Vallée ? Il faut organiser le secteur, si nous voulons atteindre l’autosuffisance alimentaire en riz. Tout se résume dans l’organisation. Il nous faut un bon système qui assure la commercialisation. On a la terre, les bras, l’eau. C’est seulement la volonté politique qui manque. Aujourd’hui, je pense qu’il faut qu’on mette beaucoup d’argent, là où il faut pour booster la production et inciter les gens à consommer le riz local, jusqu’à ce qu’ils s’habituent à cette qualité de riz. Je suis favorable à la consommation du riz local. J’ai même la clef de la solution. Si on me donne les prérogatives, je prends l’engagement pour atteindre cet objectif à l’horizon 2017.
Propos recueillis par :
Siaka NDONG
« Le Témoin » N° 1110 –Hebdomadaire Sénégalais (JANVIER 2013)