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Tel est le cri d’alarme que lancent (à nouveau) quelques Cassandre des nouvelles technologies, estime Nick Bilton pour le New York Times. Nicholas Carr (blog), dans son nouveau livre, The Shallows (qu’on pourrait traduire par « le bas-fond », pour désigner quelque chose de peu profond, de superficiel, de futile : le livre est sous-titré « ce que l’Internet fait à nos cerveaux »), affirme qu’Internet, les ordinateurs, Google, Twitter et le multitâche transforment notre activité intellectuelle au détriment de notre capacité à lire des choses longues, activité critique pour le fonctionnement de nos sociétés. Carr estime que le web avec son hypertexte coloré et son abîme sans fin d’informations morcelées, nous rend stupide, comme il le résume dans une tribune publiée récemment sur Wired pour présenter son livre :
“Il n’y a rien de mal à absorber rapidement et par bribes des informations. Nous avons toujours écrémé les journaux plus que nous ne les avons lus, et nous gérons régulièrement les livres et les magazines avec nos yeux pour en comprendre l’essentiel et décider de ce qui nécessite une lecture plus approfondie. La capacité d’analyse et de navigation est aussi importante que la capacité de lire et de penser profondément attentivement. Ce qui était un moyen, un moyen d’identifier l’information pour une étude plus approfondie, est devenu une fin en soi, est devenu notre méthode préférée à la fois pour apprendre et analyser. Éblouis par les trésors du Net, nous sommes aveugles aux dégâts que faisons peser sur notre vie intellectuelle et notre culture.
Ce dont nous faisons l’expérience est, dans un sens métaphorique, une inversion de la trajectoire de civilisation : nous évoluons de cultivateur de la connaissance personnelle en cueilleurs de la forêt de données électroniques. Dans ce processus, il semble que nous soyons voués à sacrifier une grande partie de ce qui rend nos esprits si intéressants.”
Soucieux de propositions concrètes, Nicholas Carr va même jusqu’à proposer de repousser les liens hypertextes en fin d’article, pour faciliter la lecture et la concentration et éviter toute distraction (voir Narvic, “Le lien est-il en train de tuer le texte ?”).
L’EXPÉRIENCE MODIFIE LE CERVEAU… ET ALORS ?
Pourtant, tout le monde n’est pas aussi catégorique. Le psychologue et cogniticien Steven Pinker rappelle dans le New York Times que la défiance actuelle n’a rien de nouveau. Les mêmes choses ont été dites après l’invention de l’imprimerie, des journaux, du livre de poche ou de la télévision. C’est la fonction même de nos cerveaux d’apprendre de nouvelles choses. “Les critiques des nouveaux médias utilisent parfois la science elle-même pour faire valoir leur cause, en invoquant des recherches qui montrent comment “l’expérience peut modifier le cerveau”. Mais les neuroscientifiques roulent des yeux à un tel discours. Oui, chaque fois que nous apprenons une information ou une compétence, la façon dont sont reliés nos neurones change. L’existence d’une plasticité neuronale ne signifie pas que notre cerveau est une masse d’argile broyée par l’expérience.”
Le journaliste scientifique, Jonah Lehrer, auteur de Comment nous décidons, affirme également dans une magistrale réponse à Nicholas Carr qu’il est encore trop tôt pour tirer une conclusion sur les effets négatifs du web. Les éléments de preuves qu’utilisent les Cassandre de l’Internet pourraient tout à fait être utilisés pour affirmer que nous ne devrions pas marcher dans une rue parce que la charge cognitive y est beaucoup trop grande, comme l’affirmait en 2008 un groupe de scientifique de l’université du Michigan, montrant les effets dramatiques d’une ballade en ville sur la mémoire, la maîtrise de soi et l’attention visuelle (voir “Comment la ville nuit-elle à notre cerveau”). “Sur la base de ces données, il serait facile de conclure que nous devrions éviter la métropole, que les rues de nos villes sont un endroit dangereux et qu’il vaudrait mieux rester à la maison et jouer sur Google. Ce serait un argument à courte vue, basée sur une lecture limitée d’un ensemble très limité de données”, répond Lehrer.
Carr soutient que nous sommes en train de nous saboter, en passant d’une attention soutenue à la superficialité frénétique de l’Internet. Selon lui, du fait de notre plasticité neuronale, nous sommes en train de devenir les miroirs du médium qu’on utilise. Pour Carr, le cerveau est une machine à traitement de l’information qui est façonnée par la nature des informations qu’elle traite.
Il ne fait aucun doute que l’Internet change notre cerveau, rappelle Lehrer. “Tout change notre cerveau”. Mais Carr néglige de mentionner que l’Internet est aussi bon pour l’esprit. Une étude sur l’ensemble des études consacrées aux effets cognitifs des jeux vidéo par exemple montre que le jeu conduit à des améliorations significatives des performances de plusieurs tâches cognitives, de la perception visuelle à l’attention soutenue. Même Tetris peut participer à une augmentation marquée de notre capacité à traiter de l’information. “Une étude en neurosciences de 2009 de l’université de Californie à Los Angeles, a constaté que l’exécution de recherches sur Google a conduit à une activité accrue dans le cortex préfrontal dorsolatéral (en comparaison avec la lecture d’un texte sous forme de livre) [voir : « Le papier contre l’électronique : lequel nous rend plus intelligent ? »]. Fait intéressant, cette zone du cerveau sous-tend des talents précis comme l’attention sélective et l’analyse intentionnelle que Carr dit avoir disparu à l’âge de l’Internet. En d’autres mots, Google, ne nous rend pas stupide, car l’exercice de nos muscles mentaux nous rend toujours plus intelligents.”
L’esprit est une machine pluraliste : “Cela ne signifie pas que l’essor de l’internet ne va pas nous conduire à la perte d’importants talents mentaux”, estime Lehrer qui donne un contre-exemple frappant. “Par exemple, lors de l’alphabétisation, quand les enfants apprennent à décoder les lettres, ils usurpent gros morceaux du cortex visuel précédemment consacré à la reconnaissance des objets. Le résultat final est que les humains alphabétisés sont moins en mesure de “lire” les détails du monde naturel.”
Jonah Lehrer nous invite à faire attention de ne pas confondre les études sur le multitâche et ses effets et les études sur les effets du web, de l’Internet et des écrans et à rester prudent pour ne pas tirer de conclusions hâtives d’études imparfaites et provisoires. L’Internet ne va pas nous transformer en simples unités de traitement du signal, comme le suggère Carr.
Une grande partie du livre de Carr s’intéresse au coût cognitif des traitements multitâches, un terrain scientifique bien balisé depuis 50 ans, notamment par Herbert Simon. Le cerveau est une machine bornée et on sait bien mieux comprendre pourquoi parler au téléphone en conduisant risque de provoquer un accident, estime Jonah Lehrer. Mais même ici, les études sont complexes. Le jeu vidéo par exemple semble améliorer notre capacité à effectuer plusieurs tâches à la fois (.pdf). Certaines études ont constaté que la distraction encourage la transformation inconsciente, ce qui conduit à de meilleures décisions dans des situations complexes. En d’autres termes, s’amuse Lehrer, la prochaine fois que vous êtes confrontés à un choix très difficile, vous devriez peut-être faire un peu de multitâche pendant quelques heures… D’autres études ont constaté que les distractions temporaires peuvent accroître la créativité. Enfin, il y a également des études qui montrent les avantages à laisser son esprit vagabonder…
Pour aller dans le sens de Lehrer, il me semble que, peut-être plus que dans d’autres disciplines, les protocoles d’expérimentation des neuroscientifiques défendent souvent des thèses. On tombe facilement dans des propos radicaux autour de tout ce qui touche “les technologies de l’esprit”. La science et l’imagerie médicale semblent convoquées pour apporter des preuves. Alors que les différences de protocoles entre une étude l’autre, la petitesse des populations étudiées, nécessiterait beaucoup de prudence dans les conclusions. Ainsi, les mesures et résultats obtenus par l’imagerie par résonance magnétique sont peu reproductibles et s’avèrent bien moins fiables que ne le pensent les chercheurs qui l’utilisent, estime une récente étude.
Tout cela ne signifie pas que nous devrions toujours être distraits, mais cela suggère que l’attention n’est pas nécessairement un idéal, rappelle fort justement Jonah Lehrer. “La plus grande leçon, je pense, c’est que nous devons nous méfier de privilégier certains types de pensée sur les autres. L’esprit est une machine pluraliste.”
LA CULTURE N’EST PEUT-ÊTRE PAS BONNE POUR LE CERVEAU, MAIS C’EST UNE BONNE CHOSE POUR L’ESPRIT
Pourtant, comme Carr, Lehrer s’inquiète du risque de perte culturelle avec l’arrivée des nouvelles technologies. Comme Carr, Lehrer partage un goût pour les œuvres culturelles denses et difficiles. L’Internet, et la télévision avant lui, rendent certainement plus difficile pour les gens de se plonger dans la littérature, de trouver un moment de calme pour cela. De calme et d’ennui, car la littérature est aussi le lieu idéal de la rêverie. Elle n’est pas toujours le lieu de l’attention soutenue que désire Carr, au contraire. Mais l’argument de la défense de la culture n’a pas besoin des neurosciences pour être tenu, explique Lehrer. On n’a pas besoin d’évoquer le risque qu’encourt notre plasticité neuronale pour espérer que nous serons toujours aux prises avec des textes difficiles comme Auden, Proust ou Tolstoï. “Si nous sommes en désaccord sur la science, je pense que nous sommes d’accord sur le fait que se livrer à de la littérature est un élément essentiel de la culture. Ce n’est peut-être pas bon pour notre cerveau, mais c’est une bonne chose pour l’esprit. Nous avons besoin de Twitter et de “La terre vaine” (The Waste Land de T. S. Eliot).”
Notre cerveau n’a pas évolué naturellement pour nous permettre de lire : la lecture est une tâche contre nature, pour laquelle nos cerveaux ont besoin d’entraînement pour apprendre. Maryanne Wolf, directrice du Centre pour la lecture et la recherche sur le langage de la Tufts University et auteur de Proust and the Squid elle-même, rappelle que notre cerveau n’a pas été conçu pour lire. “Nous avons appris à le faire par une capacité extraordinairement ingénieuse de réorganisation de “pièces d’origines” – comme le langage et la vision, tous deux génétiquement programmés pour se dérouler de façon ordonné dans n’importe quel environnement nourricier.”
La recherche montre que chaque média apporte des attributs positifs, rappelle Nick Bilton. Les neurosciences ont montré que jouer à des jeux vidéo stimule des aires de notre cerveau qui contrôlent la mémoire de travail, la coordination des mains et des yeux et peut stimuler et améliorer plusieurs compétences cognitives. La lecture stimule des zones responsables de la réflexion, du raisonnement et de l’analyse critique. La narration auditive stimule des zones impliquées dans la créativité, la pensée contextuelle et les fonctions exécutives.
“On pourrait faire valoir que le Web, qui est la bibliothèque ultime de mots, vidéo, images, interactivité, du partage et de la conversation, est l’endroit par excellence pour apprendre.”
lemonde.fr