C’était le 17 avril 1946 à Tassette, localité située dans le département de Mbour, Serigne Saliou Mbacké rencontrait Cheikh Béthio Thioune.
Depuis, jour pour jour, le guide des «Thiantacones» de son vivant jusqu’à son rappel à Dieu, en avait fait un événement sacerdotal, une mission salvatrice. Tant Serigne Saliou Mbacké, qui a son compte 17 ans de Khalifat (1990-2007) l’avait marqué. Il a séjourné 43 ans à Mbour. Serigne Saliou Mbacké (1915-2007), cinquième khalife de Cheikh Ahmadou Bamba, décédé le vendredi 28 décembre 2007, à 92 ans était un homme de Dieu accompli…
«Grand-père tu es sale et vilain.» Ils ont eu le culot de l’apostropher en des termes surprenants et on ne peut plus blasphématoires. Leurs relations étaient particulières. Singulières. Comme toujours, entre petits enfants et grands-parents. Les mômes entretenaient un commerce touchant et audacieux avec lui. Dans l’enceinte même de sa cour à Touba. Dans ses Daaras de Ndiapandal, Ndiouroul et de Khelcom. Partout. Ils lui disaient tout, il leur passait tout. L’enfant, ce don du Ciel, charmait plus que tout, le sage de Touba.
Devant une telle interpellation, juste un petit jeu entre petits enfants et leur grand-père, mais qui pouvait faire tomber des nues un fanatique, Serigne Saliou y voit un subtil moyen de les renvoyer au Créateur. Sa réponse, sourire aux lèvres, est pleine d’enseignement. Il disait à ses chéris, comme le laboureur à ses enfants : «Quand je suis sale, c’est bien moi, mais quand je suis vilain, ce n’est pas moi, c’est Dieu»
C’est cet homme, au-dessus de la mêlée, le dernier des ascètes, le dernier de ceux qui avaient transcendé les biens matériels et le lucre de ce bas monde, qui a tiré sa révérence le vendredi 28 décembre 2007, à 92 ans. La veille de sa mort, il avait commandé à son tailleur, des habits pour les bambins.
Pour ses innombrables bambins. «Le jeudi, la veille de son décès, le marabout m’a fait une commande de 7 00 tenues pour les enfants talibés», pleure Bara Ndiaye, 62 ans, tailleur attitré de Serigne Saliou. Ses yeux embués, il cherche ses mots, mais ne trouve que des maux : «C’est une perte immense pour la Ummah.»
Le lendemain de sa mort, dans la cour de la maison à Touba du défunt Khalife, ses petits «amis» s’offraient la grande liberté de jouer à leur guise sans que personne n’ose lever le petit doigt pour les interrompre, pour leur demander de respecter ce deuil qui étreint tout le Sénégal. De là où il repose désormais, Serigne
Saliou n’aurait sans doute pas apprécié qu’on touchât à ses «vieux potes». Pourtant, leur brutal orphelinat était évident et le vide se lisait étrangement dans leurs yeux d’enfant. Ils étaient plus qu’affectés par la perte de cet «éducateur» à la pédagogie peu ordinaire. Les petits compagnons de Serigne Saliou ont légitimement crié à-tue-tête : «Wooy funuy jeleeti maam, wooy 1» (Oh mon Dieu, grand-père est parti, nous sommes orphelins !)
Le vieux compagnon des mômes, faisait de sa proximité avec Dieu son sacerdoce. Il tenait à la piété, l’humilité et à la discrétion plus qu’à la prunelle de ses yeux. Il aimait répéter et conseiller :
«Les différends ne sont pas à exposer en public, il faut les résoudre dans la plus grande discrétion» Ces mots, sont parmi les derniers de Cheikh Saliou Mbacké, resté 17 ans au khalifat de son père, Bamba. Un «Grand homme», soufi accompli à l’incommensurable crédit moral, qui se raconte en mettant bout à bout des petits riens. De ces détails qui font la vie d’un «Saint» et qui, au détour d’une phrase, révèlent son incroyable stature.
Son détachement et sa sobriété se lisaient à travers son accoutrement. Le regard dans le vide, les yeux rougis, cheveux poivre-sel, Bara Ndiaye, couturier du marabout depuis 22 ans au physique éprouvé, confie : «Serigne Saliou voulait toujours des boubous traditionnels simples, taillés à sa mesure. II y a aussi des gens qui venaient spécialement me demander pour que je fasse des boubous pour Serigne Saliou, mais c’était toujours des modèles simples»
Pourtant la rencontre entre Serigne Saliou et cet homme marié à quatre femmes et père de 12 enfants, obéit à une simple coïncidence.
Une rencontre fortuite. Bara Ndiaye : (Il y a de cela 22 ans, Serigne Saliou avait envoyé un émissaire nommé Assane Bâ chez moi pour me demander si je pouvais confectionner des tenues pour les Ndongo. II m’a demandé si j’étais capable de confectionner de tels habits en un temps record, je lui ai répondu que oui et qu’on compte sur la grâce de Serigne Touba. Après, le marabout m’a reçu et m’a assuré que nos intentions étaient louables. II m’a dit qu’il se trouvait dans les champs mais prendra toutes les dispositions pour venir chez moi pour la confection désormais de ses habits»
De collaboration en collaboration, la commande s’accroît au fil des ans. De cent boubous, elle passe à mille à l’accession au khalifat en 1990. Ces tenues destinées uniquement à ses daaras éparpillés à travers le pays. Bara Ndiaye : «Chaque année, les talibés avaient droit à deux tenues de la part du khalife, j’ai fait venir 72 mille tonnes de tissus pour satisfaire la commande» Aujourd’hui que Serigne Saliou est parti, il veut se rassurer sur la probable baisse de ses affaires. Il dit: «Ici, tout se fait dans la solidarité et la continuité.»
Pourtant, ce vendredi de triste lune, «le monde s’est effondré sur Touba la Sainte».
Le dernier fils de Bamba s’en est allé, les outils de travail en bandoulière. Cet érudit dont Dieu est au début et à la fin de sa vie, connu pour son attachement au Coran, aux travaux champêtres, au développement de la ville de Touba. Mais aussi pour son indifférence face aux biens matériels. Des milliers de personnes se sont procuré des richesses sur son dos. Des richesses aussi bien spirituelles que financières. Il disait sans parler et parlait sans dire : «Prenez, c’est vous qui en avez besoin, moi, non.» Il aimait rappeler à l’ordre sans blesser et sans heurter la sensibilité de ses interlocuteurs. Cette nature du défunt khalife favorisait les pratiques peu orthodoxes de certains de ses vieux collaborateurs. Mais ceux qui cherchaient à abuser de ce tempérament, pouvaient être pris dans leur propre piège.
De sorte qu’en un moment, Cheikh Saliou misait plus sur ses jeunes collaborateurs. Un de ses chambellans rit encore d’un épisode des plus marquants. Il conne : «Vous savez, chez le marabout, il y avait une chambre secrète où on gardait beaucoup d’argent, parfois des sacs remplis de billets de banque. Un jour, alors qu’il y avait des insectes là-dedans, il a demandé à des disciples les plus jeunes de venir désinfecter la chambre. Alors, ils ont presque tous enfilé des grands boubous, avec pour secrète volonté de dérober de l’argent en remplissant au maximum leurs poches de billets de banque. Serigne Saliou a flairé le coup tout en ayant la pudeur de les froisser. Il leur fait une gentille remarque : «Les enfants, vos grands boubous vont vous encombrer dans le travail que je vous ai demandé. En plus, il fait excessivement chaud là-dedans. Il vaut mieux alors que vous enleviez vos grands boubous et les laissiez au dehors.» Tout le monde a compris que c’était une façon de leur foire savoir qu’il a tout compris, sans les vexer»
C’était-là une autre manière de faire de Cheikh Saliou. Un de ces touchers de velours qui enjolivait la sublime délicatesse du personnage.
Travailleur dans l’âme et dans le pur culte du mouridisme, Serigne Saliou s’arc-boutait sur le village agro-sylvo-pastoral de Khelcom, qu’il a érigé en poumon économique, non sans difficultés. Les occupants d’alors, les bergers, surtout Peuls, ont résisté jusqu’à lui lancer un défi et un sort, a-t-on dit. Mais Khelcom, alors forêt, a été domestiqué et ses terres sont devenues cultivables. Grand bâtisseur et travailleur infatigable, reconnu par la communauté mouride, le Sénégal et le monde entier, Cheikh Saliou a fondé plusieurs daaras (écoles coraniques), dont celles de Ndiouroul et de Touba Ndiapandal où il effectuait souvent ses retraites spirituelles. Il a beaucoup fait pour les travaux de la mosquée de Touba. Toujours au service de Khadimou Rassoul comme l’avait prédit son vénéré père, le saint homme a prévu 100 milliards de francs Cfa d’investissement pour la ville sainte de Touba et a créé un comité de gestion de l’eau dénommé «Aynou Rahmatou».
L’assainissement des mœurs et la modernisation de Touba lui tenaient à cœur. Il a alors construit «dans la plus grande discrétion» beaucoup de mosquées à Touba et partout ailleurs dans le Sénégal.
Cheikh Saliou Mbacké, né il y a 92 ans à Diourbel, serait retourné à Dieu quelque part à Diourbel où il a passé son enfance avec son ami Serigne Abdou Samat Sylla.