XALIMANEWS-Dans cet entretien realisé avec Le Témoin en mars 2021, Penda Mbow revenait sur le parcours d’Amadou Makhtar Mbow , cet éminent homme de culture qui a fait la fierté de tout le peuple sénégalais.
Le doyen Amadou Mahtar Mbow est décédé ce lundi à l’âge de 103 ans. Le défunt né un 20 mars 1921, fut parmi les artisans de notre indépendance. Homme politique, il a été plusieurs fois ministre et Directeur général de l’UNESCO pendant 13 ans. En 2021, pour célébrer cette grande figure qui faisait ses 100 berges, Le Témoin s’est rapproché de Mme Penda Mbow, maître-assistante d’histoire médiévale à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Sa proximité avec l’ancien Directeur général de l’UNESCO lui a permis de bien le connaître. Dans cet entretien, elle revient sur le parcours de cet éminent homme de culture qui doit faire la fierté de tout le peuple sénégalais.
M. Amadou Mahtar Mbow célèbre, ce 20 mars 2021, ses cent ans. Connaissez- vous le patriarche ?
Absolument ! Je le connais très bien. Je peux même affirmer que je suis un membre de sa famille. Je le fréquente depuis très longtemps. Je l’ai fréquenté, je l’ai apprécié, lui, sa femme ses enfants et toute la famille.
Vous l’avez alors côtoyé en famille. Quel père et grand-père il est ?
C’est un homme extraordinaire. J’ai l’habitude de le dire à Marie Amy qui m’est très proche dans la famille. Quand je les fréquentais à Paris dans leur appartement à l’UNESCO, je regardais M. Mbow et sa femme, un couple fusionnel. J’ai eu à demander à Marie Ami est ce qu’il arrive que son père et sa mère se chamaillent. Elle s’était mise à rire et me répondit : « Oui, absolument ! Comme tous les couples ». M. Mbow, depuis le temps que je le connais, que je le fréquente- et j’étais très jeune- je n’ai jamais entendu, en ce qui le concerne, quelque chose sur sa vie privée. Je n’ai jamais rien entendu concernant sa vie privée. Je l’ai toujours vu avec sa femme. Et quand on les voit ensemble, tous ceux qui ont eu à apprécier M. Mbow l’ont apprécié avec sa femme. Ils l’ont apprécié en tant que couple. C’est quelqu’un qui, à mon avis, ne fait rien sans sa femme. Ils échangent. Ils sont toujours ensemble. D’ailleurs, je me mets toujours à taquiner Mme Mbow en lui disant que si M. Mbow est malade, elle devient plus malade. Pas en tant que tel, mais parce que son mari est malade. Je n’ai jamais vu un couple pareil. C’est quelqu’un qui a éduqué ses enfants. Il n’a que deux filles et un garçon. Fara, l’ainé qui vit à Paris, Marie Ami Mbow qui est archéologue et Awa qui est médecin et dirige sa clinique médicale. Elle est diabétologue. Ils sont partis très tôt en France dans les années 70 alors que nous, nous étions au lycée. Ils sont partis en France alors que Awa était en cinquième, peut être que Marie Ami en sixième au Lycée Van Vollenhoven. Ils ont vécu très, très longtemps là-bas. Mais il a veillé à ce que ses enfants puissent avoir une éducation par rapport à leurs traditions, leurs valeurs et leur propre culture. Directeur Général de l’UNESCO, donc ayant tous les moyens, il envoyait Marie Amy de temps en temps vivre à Dakar. Elle prenait une chambre d’étudiante avec uniquement la bourse d’étudiant. Parce M. Mbow disait, on ne sait pas de quoi demain sera fait…Marie Amy est souvent dans les villages d’origine de son père comme Ndialakhar Louga. Sur les traces de son père. Elle est en interaction avec les femmes de Mékhé. Un moment elle a essayé de faire de l’artisanat traditionnel, de l’artisanat d’art parce qu’elle est muséologue. Ce qu’elle sait du Sénégal, moi-même, parfois, j’en suis étonnée. C’est également le cas pour ses petits-enfants. M. Mbow est un père aimant, un mari aimant, un vrai patriarche dans sa famille. Je ne le vois pas thésauriser sur le plan matériel. Je lui connais sa seule maison du Point E. J’en connais pas d’autres. Et pourtant, peut-être, il avait les moyens et les possibilités de construire des immeubles. Il ne l’a jamais fait. C’est quelqu’un qui vit bien, qui vit très bien même avec sa famille. Et tous les gens de sa génération. J’ai de l’admiration pour les gens de cette génération. Ce sont des gens en général monogames avec un nombre limité d’enfants. Donc la famille nucléaire. Et en plus, ils se sont évertués à donner la meilleure éducation possible à leurs enfants. Si vous voyez tous les gens de cette génération, je vous assure que c’est le même modèle que l’on retrouve presque chez eux. Donc ça, je trouve que c’est un modèle qui a tendance à disparaître… C’est une génération qui a pris résolument l’orientation de fonder leurs actions sur la rationalité, mais aussi sur la volonté d’une modernisation exceptionnelle de leur société.
Est-il attaché aux traditions et valeurs africaines ?
C’est quelqu’un qui est extrêmement ouvert sur le monde. Il est également très enraciné. Non seulement il parle un très bon wolof, mais il connaît très bien le Sénégal…C’est le premier à développer l’éducation de base. Il a été dans toutes les régions les plus reculées du Sénégal. Il a séjourné à Darou Mousty… Ce qu’il sait de la Casamance, je vous assure que très peu de gens le connaissent. Il m’a aidé dans nos discussions à comprendre certains aspects de la crise casamançaise. Ce qu’on ne trouve pas chez beaucoup. C’est quelqu’un qui a une grande connaissance du Sénégal…
Parlez- nous un peu de son engagement politique ? Quel homme politique il était ?
Les gens de cette génération étaient tous des militants. Je n’en connais pas en tous cas parce que ce sont des gens que j’ai eu la chance très jeune de côtoyer. Je n’en connais pas qui ne soient pas engagés politiquement. Il a commencé d’abord quand il était étudiant à la Sorbonne au lendemain de la deuxième Guerre mondiale à être parmi les membres fondateurs. Il a même présidé la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire. La FEANF où se retrouvaient à la fois des étudiants africains mais aussi de la diaspora. D’abord, en tant que président de la FEANF. C’est une étape décisive dans son engagement. Mais comme à l’époque les partis que l’on connaissait, le premier parti qui était créé par Lamine Guèye, la SFIO (Section française de l’Internationale Ouvrière). Donc il était membre de la SFIO et il a eu à transposer un peu la SFIO au Sénégal… Amadou Mahtar Mbow avait choisi d’être du PRA Sénégal. Le Parti du Regroupement Africain -Sénégal. Il était dans le PRA avec Assane Seck, Abdoulaye Ly, le premier Docteur d’État sénégalais. Ils étaient membres du PRA Sénégal… C’est quelqu’un qui a toujours milité. Mais pour comprendre le militantisme d’Amadou Mahtar Mbow et de ceux de sa génération, il faut se référer à l’époque. Pourquoi sont- ils devenus militants ? Ça me parait fondamental. Parce que simplement, ils étaient les premiers à prendre conscience véritablement de ce qu’était la colonisation.
Quelle a été son empreinte au département de l’Éducation. Autrement dit, qu’est-ce qu’il a apporté à ce secteur ?
Si je devais choisir un seul mot pour définir Amadou Mahtar Mbow, je dirais Education. C’est un missionnaire de l’Education. Il avait commencé d’abord dès qu’il était à la Sorbonne. C’est là où il a rencontré sa femme. Ils se sont retrouvés pour jouer un rôle extrêmement important dans l’éducation. Et les Français, pour des raisons vraiment qu’on peut facilement comprendre, l’avaient d’abord affecté à Rosso en Mauritanie. Parce qu’ils estimaient que c’était peut être quelqu’un qu’on ne maîtrisait pas et que ce n’était pas bien pour l’envoyer au Sénégal. Finalement, il s’est retrouvé au Sénégal en 1953. Essentiellement en 1954. Je ne dis pas qu’il était le père de l’éducation de base, mais il a joué un rôle déterminant dans cette éducation de base. Il y a deux exemples pour étayer cela. Il a été à Darou Mouhty mais aussi en pays diola, en Casamance. A partir de là, il a été un très grand pédagogue. Parce que les populations étaient réticentes à l’école française. Comme quand on avait créé l’Ecole des fils de chefs. Les chefs envoyaient plutôt les fils de leurs anciens esclaves ou leurs subalternes dans ces écoles plutôt que leurs propres enfants. Donc il a été pour l’éducation de base….Il faisait ses enquêtes et filmait les populations. Et le soir, quand il projetait ses films par l’image, il a convaincu les chefs. Il n’y avait pas beaucoup de films à l’époque. Il leur montrait des films de Charlie Chaplin par exemple. Et ça lui permettait de faire adhérer les populations et leurs chefs à ce projet d’éducation de base. C’est comme ça qu’il a pu implanter quelques écoles qui deviendront finalement des lycées. Ça, c’était l’étape qui a été décisive dans sa vie future concernant l’éducation. Il était en contact avec les programmes de l’UNESCO. Ministre de l’Education Nationale, cela lui a permis d’avoir une vision de l’Education… Il est passé de l’éducation de base au niveau de son pays dans les villages les plus reculés à une dimension internationale… Il a expérimenté l’éducation sous différentes facettes. Et dans l’éducation, n’oublions pas certains combats qu’il a eu à mener. Par exemple, le combat sur la Diversité Culturelle et l’Introduction des langues nationales…Il y a d’autres aspects. Quand il arrivait à l’éducation, il n’y avait pas de manuels, il n’y avait rien. Amadou Mahtar Mbow a commencé par fabriquer avec sa femme des polycopies pour enseigner. Il a commencé par les polycopiés et aussi par faire des manuels d’histoire et de géographie. Dans ses enquêtes, il s’intéressait beaucoup à la géographie. Il est historien, mais il s’intéressait beaucoup à la géographie. C’est un observateur extraordinaire. Il est d’un empirisme véritable et ça a beaucoup aidé…Quand on voit là où nous sommes, cela veut dire que ces gens ont eu à faire un travail extraordinaire, exceptionnel. Rien que pour ça, quand on voit là d’où nous sommes venus et d’où nous arrivons, cela mérite qu’on fête et qu’on pense véritablement à ce qu’Amadou Mahtar Mbow a fait… J’étais étudiante, je venais juste d’avoir ma maîtrise en 1979. Je suis allé à un cours à la Bourguiba School à Tunis et j’ai rencontré sa fille, Marie Ami. Quand j’ai rencontré Marie Amy, je devais rentrer. J’avais un billet qui m’amenait à Marseille. Je devais prendre, à partir de Marseille, un vol pour aller à Dakar. Nous étions au mois d’août et Marie Amy me dit : « Nous allons à Paris ». Elle a changé mon billet et nous avons pris le train. A l’époque, le train mettait des heures et des heures pour arriver à Paris. Nous sommes arrivés à Paris et je n’ai pas trouvé son père. J’ai juste trouvé Awa sa sœur parce que le papa et la maman étaient aux Îles Galapagos pour le lancement de la campagne de sauvegarde internationale des caïmans, des reptiles des Iles Galápagos. La première question que Marie Ami m’a posée quand nous sommes arrivées à l’appartement des rues de Sèvres est : Qu’est- ce que tu veux voir dans Paris? Évidemment comme j’avais lu Victor Hugo, le Monument qui m’intéressait c’était Notre Dame de Paris. Mais quand son Papa est rentré, chaque semaine, durant tout le temps que je suis restée là-bas et ce n’est pas la seule fois qu’il faisait cela. Chaque semaine, il remettait à Marie Ami Cinq cent Francs. A l’époque c’était beaucoup d’argent. Et chaque nuit, on me faisait un plan de ce que je devais visiter. Les théâtres que je devais voir, les pièces de théâtre que je devais voir, les opéras. Rien ne m’est étranger à la vie culturelle de Paris. Il y avait aussi tous les livres que je devais acheter. Je dois énormément à M. Mbow. Dans mon encadrement culturel, voilà ce que je dois à Amadou Mahtar Mbow. Pratiquement, chaque année, je passais mes vacances chez eux. Et à chaque fois, c’était la même chose jusqu’à ce que je quitte Paris pour rentrer au Sénégal. Sa femme qui est une personne que je considère comme un exemple du bon goût et du raffinement. Rien que comment tenir une maison. Comment se comporter dans la maison. Pour ça, je peux vous dire que j’ai beaucoup appris auprès de Raymonde Mbow. C’est vous dire à quel point ils étaient regardants sur l’éducation des enfants. J’y étais une fois à un mois du ramadan et Mme Mbow, à l’époque elle n’était même pas encore musulmane, elle était chrétienne, mais elle nous a dit : « vous n’allez pas manger parce que vous allez jeuner. Vous êtes au mois de ramadan et elle avait fermé à clef toute la nourriture de la maison. Et Dieu sait qu’il n’en manquait pas. Tout cela pour nous obliger à jeûner. A mon avis, ça c’est être respectueux des valeurs et de l’éducation de ses enfants. Honnêtement, Amadou Mahtar Mbow, je ne vois chez lui aucun excès. Il a une hygiène de vie assez exceptionnelle. Et c’est cette hygiène de vie qui explique quand même sa longévité Ma Challa Yala yala khèp Doly. Il a une hygiène et des convictions. Et là d‘ailleurs, il le dit dans sa vidéo. Il est resté lucide. Rien n’a changé dans sa façon d’analyser, d’approcher la vie et les choses. C’est un être exceptionnel il faut le reconnaître.
Il a participé au combat pour l’indépendance et a vu passer 4 présidents de la République. Pensez- vous que l’on s’est servi de l’expérience de l’homme ?
Entre les hommes d’une génération, et même ceux qui viennent après, et les hommes de pouvoir et ceux qui peuvent aspirer au pouvoir, il y a toujours une méfiance, une crainte etc. Et c’est vrai qu’il a travaillé avec Senghor en tant que ministre. Moi je me souviendrai de la cérémonie de lancement de la campagne internationale de Sauvegarde de Gorée. A l’époque, j’étais jeune conseillère au Ministère de la Culture. Et le Directeur du patrimoine étant en voyage, j’avais assuré son intérim et j’avais préparé pratiquement toute la campagne de lancement de Sauvegarde de Gorée. Et peut-être c’est le dernier acte qu’il a eu à faire avec Senghor. C’était un moment sublime et je me souviendrai toujours de la soirée de gala à Sorano avec la pièce l’Os de Mor Lam de Birago Diop. Il y a aussi le spectacle Sons et Lumières de Gorée où on a repris, retravaillé ou refait le tableau sur « Toussaint Louverture ». A l’époque, on avait de grands hommes comme Douta Seck au théâtre. Donc c’était des moments fabuleux. J’ai beaucoup travaillé avec Assane Seck sur beaucoup de choses. Ce sont des gens quand on a du recul, on voit que tous ils ne sont pas riches. Ces gens-là, c’étaient des gens qui ont vécu normalement, mais qui ne sont pas riches. Ils ont vécu avec un certain nombre de valeurs parce qu’ils avaient honte de renoncer à ces valeurs par rapport à leur engagement.
Connaissez- vous ses relations avec les différents présidents du Sénégal?
Avec Senghor, ils ont eu des rapports intellectuels très, très poussés. C’est vrai aussi sous Diouf. Ils sont tous les deux de Louga. Donc il y a une certaine relation de terroir qui les a liés, si vous voulez.
Quels étaient leurs rapports personnels et qu’est- ce qu’ils ont eu à entretenir ?
Je ne saurai vous le dire. Peut-être M. Mbow pourra vous le dire lui-même ou Abdou Diouf en personne. En revanche, Abdoulaye Wade, ils se sont connus depuis très longtemps. Parce que Abdoulaye Wade, ne l’oublions pas, il faisait partie de la même génération. La génération de Présence Africaine. Mais quelque chose qui a beaucoup dégradé leurs relations, à mon avis, ce sont les Assises nationales. Là, il a été voir Abdoulaye Wade pour l’informer de la tenue des Assises, mais Abdoulaye Wade n’a pas du tout digéré. Je crois qu’avec Macky cela ne peut être que des relations filiales de père de quelqu’un à qui il peut donner des conseils et qu’il peut aider. Sauf qu’il y a tout ce travail autour des Assises nationales et de la CNRI qui peut profiter au Sénégal et qui est aujourd’hui devenu plus que jamais actuel, au sortir de cette crise. Et je crois que là vraiment, peut être que Monsieur Mbow pourra aider Macky sur certains aspects en discutant avec lui. Parce que Macky ne peut être que son fils voire son petit-fils.
Qu’est-ce qu’il aurait pu donner à son pays qu’il n’a pu faire ?
Je pense qu’à chaque fois qu’il a été sollicité, il a répondu présent. Et malgré son âge avancé, quelqu’un me disait qu’il est admiratif de M. Mbow. Parce qu’une fois assis, il ne se levait pas. Il n’est jamais en retard à une réunion. Il est toujours ponctuel. Il dirige les réunions. Et c’est aussi quelqu’un qui a une capacité de travail, mais aussi de concentration. Savez-vous que jusqu’à présent il travaille sur son ordinateur ? Il répond à ses mails. Et jusqu’à présent, il continue à lire et à écrire comme avant. C’est quelqu’un d’une simplicité extraordinaire, qui aime la conversation, qui aime partager. Qu’est-ce qu’il n’a pas donné à son pays. Moi je pense qu’il a tout donné à son pays. Et je crois que si nous sommes arrivés en 2012 à avoir une sortie de la crise qui commençait sur le plan politique. C’est parce qu’on a eu les Assises nationales. Ne serait –ce que dans l’élaboration, la façon de mener ces Assises. Et une fois que Monsieur Mbow a donné son accord, car il a mis du temps à réfléchir avant de prendre la décision de diriger les Assises. Mais une fois qu’il a pris la décision, il n’a jamais reculé devant son engagement. Moi je me dis un homme comme ça, nous devons le donner en modèle. Et la vie n’a pas toujours été facile pour lui, ni simple pour lui. Il est parti de rien. Quand il me raconte par exemple comment il a fait pour ne pas être pris par les Nazis au moment de la Seconde Guerre Mondiale, je me suis dit celui- là, c’est Dieu qui l’a protégé. Et à chaque fois qu’il est devant une difficulté majeure, il y a quelque chose qui lui vient en aide. C’est ce que je vois chez des gens comme Mandela et autres .Quand on a une mission, on est protégé par Dieu lui-même jusqu’à ce que la mission soit accomplie. C’est comme ça que je vois véritablement le parcours de Amadou Mahtar Mbow.
Il n’a pas été déçu de voir les conclusions des Assises nationales ignorées par le pouvoir ?
Non, c’est un homme de convictions et je sais comme lui, il sait que tôt ou tard, on aura recours à ce travail -là. Parce que ce travail a été fait sur la base d’une générosité extraordinaire. Personne n’a financé les Assises nationales. Ce sont les membres, les Sénégalais qui se sont cotisés. Je n’ai jamais vu un élan de patriotisme identique. Ils ont passé des nuits blanches pour réfléchir, pour travailler, pour écrire et à assurer. Et là, c‘est le lieu de saluer ma collègue et amie Aminata Diaw qui a été rapporteur de ces Assises à côté du Général Keita. Tout le monde s’est engagé. Mais si tout le monde s’est engagé et donné de cette manière, c’est parce qu’il y avait le courage d’Amadou Mahtar Mbow qui a été un catalyseur pour tout le monde. Et mieux, à chaque fois qu’il y avait des moments de doute, quand on regardait Amadou Mahtar Mbow, on cessait de douter. Moi je trouve qu’on lui doit beaucoup. Il est un ciment et un fédérateur. On l’a vu au moment des crises. 68 était une crise extrêmement difficile. Il a eu à négocier et quand il a su que quitter le Ministère de l’Education Nationale est la meilleure façon de trouver une solution, il est parti. Et c’’est comme ça qu’il faut voir les charges.
Amadou Makhtar Mbow reste également un des pionniers du Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication (Nomic). Quel bénéfice le continent en a tiré ?
Moi je me dis qu’Amadou Mahtar Mbow est exceptionnel. Venir en ce moment, non seulement de la guerre froide, où la toute-puissance des Etats Unis était incontestable ainsi que l’Union Soviétique qui lui faisait face. Déjà ouvrir ces débats importants. Parce qu’il a toujours ouvert des débats précurseurs. Il y a le Nouvel Ordre Mondial de l’Information et de la Communication. Il y a la question des biens culturels. C’est quelqu’un qui a passé sa vie à suivre les traces que l’être humain a laissées pour en faire des monuments historiques, des trésors vivants, des éléments du patrimoine mondial. Ce qui fait que je n’ai jamais vu quelqu’un avoir autant de Doctorats Honoris Causa. Il en a plus d’une cinquantaine de diffé rentes universités et de différents continents. Ça prouve quelque chose quand même. Je peux témoigner qu’il y a des dirigeants du monde qui lui vouaient une admiration incroyable. C’est le cas du Roi du Maroc Hassan II. Quand il a quitté l’UNESCO, il est allé au Maroc et le Roi l’avait désigné comme membre de l’Académie Royale. C’était son grand ami. Quelqu’un comme Mme Indira Gandhi avait une admiration et aimait la femme d’Amadou Mahtar Mbow. Je peux aussi citer le Roi Fayçal. Parce que les Américains l’ont accusé de tiers- mondiste au sein de l’Unesco. Et il a eu à partir de là une sympathie extraordinaire de la part de tous les autres pays. Il fallait être courageux pour le faire. Surtout qu’il y avait en face Reagan qui était au summum de sa puissance. Jeane Kirkpatrick et aussi tous ces gens- là qui essayaient de lui mettre des bâtons dans les roues. Il a su faire face parce qu’il était un homme de conviction et qu’il savait qu’il avait la vérité, qu’il était visionnaire et qu’il anticipait sur ce qui allait se passer. Et c’est ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. Et moi, en tant que Sénégalaise, je suis absolument fière qu’un Sénégalais ait pu jouer ce rôle dans le monde. Et c’était le moment où l’Unesco était au summum de son rayonnement. Depuis lors, c’est fini. Parce que les occidentaux se sont dit que si on laisse celui-là, nous occidentaux, nous n’aurons plus de pouvoir sur les idées et dans le monde. Notre culture et notre civilisation vont être renversées. C’est ça le vrai débat. Moi je me dis que il n y a pas plus grand contributeur à la civilisation de l’universel au nom de l’Afrique que Amadou Mahtar Mbow. Et mieux, il y a quelque chose que nous, Africains, lui devons énormément. Et ça, c’est l’aspect panafricaniste que nous devons continuer à mon avis à perpétuer. C’est lui qui a lancé, encadré et réuni tous les historiens du continent pour la réécriture de l’Histoire Africaine de l’Unesco. Et ça n’a pas de prix. Je voudrais aussi souligner un fait. Une fois, j’étais à une réunion de l’Unesco en Lituanie. Je vois un Monsieur, un philosophe iranien, qui avait l’air un peu malade. Quand j’ai dit à Doudou Diène qui est ce Monsieur il m’a dit que c’est un Iranien qui, au moment de la révolution iranienne, a fait la prison parce qu’en ce moment les intellectuels ont payé un très lourd tribut et il y en avait beaucoup dans les geôles. Amadou Mahtar Mbow est allé jusque là-bas pour négocier sa sortie de prison et il l’a amené à l’UNESCO. Il l’a fait pour des latinos américains et des intellectuels un peu partout à travers le monde. Et au moment où on n’avait même pas cette ouverture sur le plan des idées. C’est un précurseur dans le domaine de la protection des droits des intellectuels. Ce Monsieur- là les Sénégalais ont intérêt à le connaître. Moi, je suis très fière de cette génération. Que ce soit lui en premier, parce qu’au-delà de ce qu’il représente pour le Sénégal, j’ai une relation personnelle avec lui et sa famille. Mais il y a aussi Alioune Diop de Présence Africaine. Ah, ce monsieur aussi, je n’arrête pas de lui rendre hommage ! Le président Senghor, Cheikh Anta Diop. Cette génération est un trésor. C’est pourquoi au Sénégal aussi, il faut que les Sénégalais prennent conscience d’une chose. Ce pays a un legs qui ne nous permet pas et qui ne nous autorise pas de nous comporter de n’importe quelle manière. Nous devons à l’Afrique, nous devons au Tiers -Monde, nous devons au monde et le Sénégal est un pays que tout le monde regarde à cause de son parcours, de son intelligentsia et du rôle que nous avons toujours su jouer dans les affaires du monde. Je pense qu’avec cette célébration du centenaire, nous devons réaffirmer cela. Parce que simplement, c’est un pays qui, depuis la période coloniale, a eu à jouer un rôle essentiel depuis Blaise Diagne. Par exemple, Amadou Mahtar Mbow vous dira que c’est Blaise Diagne qui a incité son père à l’envoyer à l’école. Parce qu’avant, son père voulait l’envoyer faire des études de droit islamique ou de religion en Mauritanie. Il est entré à l’école, il avait treize ans ou quatorze ans. Il y a aussi Cheikh Hamidou Kane, Jacques Diouf de la FAO. Tous ce gens- là dont nous devions être très fiers et tirer le maximum de cette génération. Ce qui me fait mal, c’est que nous perdons aujourd’hui cette position sur le plan international. Mais quand on voit la crise qui s’est passée et les réactions qui nous sont venues d’ailleurs, nous devons encore prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que nous avons fait jusque-là. En tous cas, si je devais choisir d’appartenir à une génération, j’aurais choisi celle- là. Je les connais, je suis proche d’eux. Je les aime beaucoup. Les Pathé Diagne et avec ces gens-là, j’ai beaucoup appris. Là, vous me voyez en train de lire le premier numéro de Présence Africaine avec des textes très anciens. Et là encore, je continue d’apprendre.
Entretien realisé par Le Temoin