Au Sénégal, la démocratie est à la fois une pièce de monnaie et une feuille volante. Tout un chacun peut s’en saisir. N’importe quand, n’importe où et n’importe comment. Elle est dans les salons, dans la rue, dans la presse. Sans répit, les acteurs débattent de zéro et de virgule, de syntaxe et de sémantique, de nombre et de nombril. Tout est people. Et tout sent l’éclat. Cela se comprend en ce sens que l’homo senegalensis est plus une star qu’un serviteur. Il fait de sa vie privée une arme de sa communication et met, sans cesse, en scène son ego.
Malheureusement, il flotte dans le pays les relents d’un culte du self love à tel point que le voyeurisme et la polémique sont devenus, presque, un genre rédactionnel. C’est la société de la tyrannie de la possession, celle de la jouissance. On n’y vend que des mises en scène, pas des idées. C’est la communication du beau gosse, le marketing de la belle fille, la diversion, le message personnel, l’idéologie de sa personne, la promotion de l’excès. On n’y prend point le temps d’apprendre. C’est la société de l’urgence, de l’improvisation, de la trahison. Or, la confiance et la fidélité sont essentielles dans une démocratie. Elles s’apprennent tous les soirs.
On me dira que c’est la sympathie qui gagne les élections au Sénégal mais je tiens à dire que tout est dans la manière de le dire pour décrocher ce charisme qui puisse vous porter au pouvoir. Par ailleurs, l’obsession de soi est un fait notable. Untel, si hyper-expert soit-il, est entré par effraction dans la conscience des sénégalais, déclare-t-on tous les jours, à longueur de venelles et de traboules. Or, le problème, ce n’est pas la question de numéro un mais celle du discours actuel dominant : le marché.
Malencontreusement, au Sénégal, la politique occupe outrageusement le devant de la scène. Tout le monde ou presque pense que les politiques ont ou doivent avoir réponse à tout, que connaître la personne pour qui on va voter est important, que l’environnement, l’aménagement du territoire, l’éducation, la santé… sont des sujets peut-être moins importants que «la politique de polémique». Or, la réalité du développement nous exige la formule du «parler moins pour agir beaucoup dans le bon sens». A tout le moins, jugez-en !
On ne fait que consommer les thèmes du parc volubile pour ne produire que des stratégies évanescentes, sans issue aucune, pouvant nous porter au pinacle des chemins qui mènent à l’émergence. De plus en plus, les partis sont des partis d’untel et jamais des formations pour le collectif où règne la démocratie. Et puis, la politique est apparentée soit à un homme soit à un homme. Les femmes étant, à souhait, manipulées comme des feuilles mortes dans la fraicheur des ombrages tendanciels. En d’autres termes, le devoir démocratique est aujourd’hui masqué par les cendres du canular politique ainsi que la poussière éthique. La curiosité du public est si exacerbée que les juges de la rue publique s’en vont, à la demande implicite de la foule qui, dit-on, est irréfléchie, chercher les vrais CV de gens qui, très souvent, ne reflètent pas ce qu’ils sont ou font. On a comme le sentiment de vivre dans une société inversée, une société bloquée comme dit Michel Crozier. De plus en plus encore, le public ne juge plus, il juge après le jugement de la rue. Et puis, tout politique voudrait être à la Une de la rue. Plus grave, l’homme public est aujourd’hui l’envoyé spécial de la rue dans les endroits fermés. Dés qu’il prend part à une réunion à huis clos, il en ressort et avec ce qui s’est fait et dit incognito, sous le couvert de l’anonymat pour qu’en retour, il puisse avoir des atomes crochus avec la rue. L’heure est justement venue de s’arrêter et de comprendre, pas de redéfinir le cadre logique du développement. Ce serait un autre drame pour une victime que d’accepter et d’accéder à la demande d’un bourreau en éternelle liberté d’action.
Aujourd’hui au Sénégal, comme partout en Afrique, plus que jamais, les murs du silence doivent tomber, de la même que la Négritude a réussi à faire tomber le mur du mythe de l’homme blanc et de l’exotique. Que le pays n’ait point peur d’entreprendre, de produire, d’organiser son marché à lui et de choisir ses partenaires. Trop de calculs sentimentalistes continuent de l’anéantir. C’est fini, les émotions colonialistes, les barrières phoniques. Même s’il est vrai que les ventres crient leur faim, le mot de la fin doit rester le combat pour la survie et le défi de la production. Il y a aussi le besoin de faire le départ entre l’urgence et la priorité. L’urgence, c’est se nourrir de céréales. Et la priorité, c’est vivre et exister en communauté. Se nourrir apparaît, de ce fait, à double charge. Gandhi, Abbé Pierre, Mame Abdou le savaient qui ont régalé la planète entière du verbe de l’amour et du sens du partage avant de partir. Tel un père Noël qui n’est venu que le temps d’une période chargée de crises, offrir des cadeaux et instituer un présent de convivialités pour un futur à l’époque et toujours incertain, Martin Luther King en a donné mille et une preuves, avec son cœur d’ange et son chœur fait de prédications sur ce que doivent être l’esprit de fraternité et le mot du bien. Ce pasteur serait un Pape si l’Amérique l’avait voulu. Car, même assassiné, il continue de vivre. Et comme Birago Diop le laisse entendre, les morts ne sont pas morts, je demeure convaincu qu’il est là, parmi nous, une immortalité et un dicton. Dans le monde, il reste l’un des rares combattants des libertés collectives à faire et à débiter un rêve qui continue de lacérer le ciel et de traverser, tel un mistral non violent, tous les continents dans une formule et un appel extraordinairement suave et glamour : I have a dream… Aujourd’hui, tout le Sénégal, debout comme un seul homme, pas assis, pourrait marcher sur ses pas. A nous donc de régaler, au nom du fameux droit à la solidarité, dans une formule tout aussi convenable : I have a great dream. Cet humanisme m’a été révélé dans un grand rêve que j’ai décidé de rendre public… Et c’est loin de vouloir porter une vision messianique ou de répandre des senteurs spirituelles que j’en parle. J’ai décidé de parler de ce grand rêve afin que soit entretenu autrement le Sénégal si l’on veut continuer à survivre avec moins de crise et plus d’harmonie; afin que notre terre-patrie ne s’enterre pas. C’est un rêve que j’ai fait à un moment où la pensée s’affaisse. A ce sujet, dans son livre, Les Chiens de garde, réédité en 1998 par Agone, Paul Nizan m’inspire tout en remettant en perspective le penseur par une question que tout bon observateur averti aurait pu poser s’il ne l’avait pas fait, étant entendu que la question retient toute sa saveur, toute son actualité : que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements ? Eh bien, pour lui, les penseurs de métier «gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retournés. L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire». C’est un rêve que j’ai fait dans un contexte, peu éclairé, où l’on se pose une question unique en son genre, une seule : jusqu’où ira la crise alimentaire ? En fait, la question est un propos. Le seul qui s’entend et qui se cristallise. Un peu plus de cinquante ans après les indépendances, la polémique autour des options de développement demeure subséquemment perchée sur une tour qui chancelle, vilement et bruyamment, avec la complicité et la cruauté de certains consommateurs, dont le seul souci est de clouer le Sénégal dans son rang de d’Etat-ouvrier au nom d’accords, de protocoles, de traités, de chartes, de conventions et de partenariats biaisés. A ceux qui veulent être désormais des produc‘acteurs et tourner le dos aux people-démocrates et autres consommateurs du parc à polémiques, pensez-y ; mon propos n’est guère une énorme raillerie mais plutôt une simple réflexion parmi tant d’autres dans le champ interdisciplinaire de la communication, et des apparitions publiques.