Enregistré sous un numéro d’identification national unique, le citoyen sénégalais s’expose, dès cet instant, au fichage : région, département, collectivité locale, prénom(s), nom, date et lieu de naissance, sexe, prénom du père, nom de la mère, adresse, profession, taille, etc. La refonte totale du fichier électoral a considérablement accru les occasions de fichage abusif par l’introduction de la biométrie. Ce système permet, de l’avis de l’autorité administrative, de « s’assurer de l’unicité de l’électeur et de palier la faiblesse de l’Etat civil ».
Mais combien de Sénégalais savent que depuis la mise en place de la biométrie, le ministère de l’Intérieur dispose davantage de données personnelles sur chaque individu. Ces données sont à la fois d’ordre comportemental et morphologique. L’analyse comportementale de chaque citoyen a été rendue possible par « la dynamique de la signature (vitesse de déplacement du stylo, accélérations, pression exercée, inclinaison) » pendant l’inscription sur les listes électorales. L’analyse morphologique, elle, s’appuie sur les « empreintes digitales », la « forme de la main », les « traits du visage », le « dessin du réseau veineux de l’œil, etc.) ». Délestés des « effets du stress », « ces éléments ont l’avantage d’être stables dans la vie d’un individu ». Concernant les empreintes digitales, on peut extraire environ 40 points caractéristiques de la zone réellement scannée pendant l’inscription au lieu des quinze qui correspondent aux produits proposés sur le marché. En mai 2007, l’Agence de régulation des télécommunications et des postes (Artp) se mêlait, à son tour, de ce qui ne la regarde pas en entreprenant le fichage illégal des citoyens détenteurs d’un téléphone portable. Mais au bénéfice de qui ?
LA MEME TRAME
Le message SMS que nous avions personnellement reçu en mai 2007 du Service client de l’opérateur de téléphonie mobile était on ne peut plus claire : « Par décision de l’Artp, disait le message, merci de vous identifier en envoyant votre numéro de carte d’identité + nom de famille par SMS au 111 (gratuit). Info 67166. 08.05.07 17:14. » En 2010, l’activation des puces 3G+ suit la même trame : « prenom.nom.(…).numéro de carte d’identité (…) » (lire en page 6 la chronique du jeudi). Saisi par téléphone, l’opérateur s’était contenté de nous notifier la décision de l’Artp et l’obligation d’obtempérer sous peine d’être exclu du service. A l’époque, les explications, au bout du fil, du directeur juridique de l’Artp, avec qui nous avions débattu de la décision de l‘agence, étaient particulièrement insatisfaisantes. L’Artp prétextait l’anarchie dans la vente des cartes SIM de téléphonie mobile pour demander à chaque abonné de décliner son numéro d’identification nationale et son nom de famille sous peine de se voir déconnecté du réseau de téléphonie mobile. Si la régulation des télécommunications était à ce prix, plus personne, au Sénégal, n’échapperait aux conséquences désastreuses (crise des libertés, sondages bidonnés, manipulation de l’opinion en période électorale, anticipation sur le vote des électeurs, arrestation abusive, embastillement de leaders d’opinion, assassinats politiques, etc.) d’un rapprochement entre les fichiers de téléphonie mobile et d’identification nationale des citoyens.
ECOUTES TELEPHONIQUES…
Mais en toute chose, une clarification s’impose avant l’acte d’accusation. Il ne fait aucun doute que les droits de la personne sont en danger quand l’interconnexion des systèmes d’information sert de prétexte à l’insertion d’annotations suspectes comme l’appartenance politique, confessionnelle et confrérique, de marges incongrues et d’informations nominatives sur l’état de santé, la position des comptes bancaires, la tenue et la moralité des citoyens. Pour permettre aux droits de la personne de résister à la moulinette numérique, la loi doit prévoir le passage au crible de la Direction de l’automatisation du fichier (Daf) et de ses ramifications, la recherche et la suppression systématique des fichiers illégaux.
Dans son numéro daté du 12 avril 2007, le quotidien L’Observateur, citant « une source basée à la présidence de la République », informait ses lecteurs de la décision du chef de l’Etat d‘« introduire à l’Assemblée nationale un projet de loi portant identification des détenteurs de cartes SIM » « Moule de la pensée politique et administrative, la Constitution est encore l’étalon de la légalité. Une mesure législative ou administrative, l’attitude d’un fonctionnaire seront conformes à la rectitude juridique dans la mesure où elles seront conformes à la Constitution. Constitutionnel, inconstitutionnel, ces adjectifs d’un emploi presque permanent, traduisent le besoin constant de comparer les textes en élaboration ou les activités des gouvernants à la norme fondamentale, la constitution. (…) [La] conscience de la constitutionnalité (…) est un des traits remarquables de la réforme révolutionnaire », rappelait le constitutionnaliste français Louis Favoreu. La conscience de la constitutionnalité renvoie le fonctionnaire Abdoulaye Wade à l’article 13 de « sa » constitution : « Le secret de la correspondance, des communications postales, télégraphiques, téléphoniques et électroniques est inviolable. Il ne peut être ordonné de restriction à cette inviolabilité qu‘en application de la loi ».
Depuis le début de l’année 2009, le gouvernement du Sénégal met en œuvre le projet GOTA (pour Global Open Trunking Architectural). « La première partie du projet qui concerne la communication du gouvernement devrait offrir un réseau de téléphonie de très haute qualité technologique en télécommunication grâce au système CDMA qu’utilise l’opérateur de téléphonie mobile SUDATEL avec sa licence EXPRESSO », écrit Nouvel Horizon (n° 726, 11-17 juin 2010). Mais, « au-delà de la sécurité des liaisons, le GOTA devrait aussi servir de plateforme d’écoutes téléphoniques. La deuxième partie du projet, qui n’a pas encore été lancée, est focalisée sur les écoutes [téléphoniques illégales] et la surveillance vidéo, [elle aussi illégale] », souligne l’hebdo du vendredi.
RESPECT DE LA VIE PRIVEE…
Dès 1974, la proposition de « mesures tendant à garantir que le développement de l’informatique dans les secteurs public, semi-public et privé se réalisera dans le respect de la vie privée, des libertés individuelles et des libertés publiques », incomba, en France, à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) instituée, auprès du Garde des Sceaux, par le gouvernement français. « Quand le gouvernement Messmer avait voulu rapprocher les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) avec les fichiers du ministère de l’Intérieur (le projet Safari), cela avait choqué, et provoqué le vote de la loi de 1977 dite Informatique et libertés, soumettant à l’autorisation de la Cnil tout rapprochement de données administratives… »
Une administration électronique qui vise à « généraliser les téléservices publics » pose également le problème de la protection des données personnelles issues, entre autres, de la biométrie. « Comment faire pour éviter que l’interconnexion des systèmes d’information des administrations ne devienne un nouveau moyen de contrôler les citoyens ? » Il faut « recenser les fichiers », « contrôler », « règlementer », « garantir le droit d’accès », « instruire les plaintes », « informer les personnes de leurs droits et obligations », « conseiller toutes les personnes » qui en font la demande et « proposer au gouvernement les mesures législatives ou règlementaires qui (…) paraissent utiles ». Sont ainsi énumérées les missions de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. La loi française relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés la qualifie d’« autorité administrative indépendante ». A titre d’exemple, « les ministres, autorités publiques, dirigeants d’entreprises, publiques ou privées, responsables de groupements divers (…) ne peuvent s’opposer à l’action de la Commission pour quelque motif que ce soit et doivent au contraire prendre toutes mesures utiles afin de faciliter sa tâche ».
En janvier 2008, le gouvernement du Premier ministre Hadjibou Soumaré reconnaissait que « malgré les démarrages de l’intranet gouvernemental, le développement du recours à l’informatique dans l’administration, la numérisation du fichier électoral et de la carte d’identité nationale, (…), la collecte et le traitement des données à caractère personnel, le droit positif sénégalais ne fixait pas le cadre et le régime juridique de ces opérations ». Un projet de décret relatif aux communications électroniques pris pour l’application de la loi N° 2008-08 du 25 janvier 2008 sur les transactions électroniques fit le tour de la question. Mais la loi assujettissait les « administrateurs de sites d’information » en ligne à l’obligation de contrôle administratif. On est bien loin du modèle français en la matière.
PLAINTES POUR EXCES DE POUVOIR
A l’inverse du contrôle illégal, mais tentant, des citoyennes et des citoyens, le Sénégal aurait réussi dans de nombreux domaines au cours des dix dernières années si les pouvoirs publics avaient réellement entrepris, comme le leur suggérait d’ailleurs le président de la République dans l’une de ses adresses à la nation, de « débusquer dans l’administration sénégalaise et dans le pays les talents endormis ou ignorés, marginalisés » pour, entre autres, corriger les « distorsions qui existent entre la formation et l’emploi » et sceller les bases de l’émergence économique. Mais, comme chacun le sait, le régime actuel, pour s’être très tôt éloigné de ses grandes missions de promotion du lien social et de juste rétribution de l’effort de chacun, est obligé de tout essayer pour sa propre survie. C’est la raison pour laquelle la décision illégale de l’Artp devait être débattue publiquement. Le pays doit de même débattre sérieusement des conditions d’attribution de licences globales de télécommunication et de l’usage légal ou illégal des moyens techniques mis en œuvre. La suppression du service dû aux abonnés pour refus d’obtempérer exposerait tout opérateur, mu en agence de fichage, à des plaintes individuelles et collectives auprès de la Cour suprême pour excès de pouvoir.
Abdoul Aziz DIOP
lagazette.sn