Il y a deux manières d’évaluer la transition tunisienne. La première, fataliste et très répandue, consiste à recenser les motifs d’inquiétude. Las, ils sont légion?: chômage, dégâts économiques, confiance en berne – celle des investisseurs, mais celle aussi des Tunisiens –, intérêts particuliers qui priment sur l’intérêt général, foire d’empoigne politique permanente, zizanie sociale alarmante, islamistes radicaux menaçants, et la guerre libyenne qui n’arrange rien… Bref, la formidable union sacrée qui a permis de bouter Zine el-Abidine Ben Ali hors des murs de son palais vers les sables saoudiens n’est plus qu’un lointain souvenir. Aujourd’hui, on se dispute âprement le pouvoir en usant de tous les moyens, même les plus vils, on accuse à l’emporte-pièce, on verse allègrement dans le populisme quitte à oublier les principes fondamentaux de la justice. On a la mémoire sélective et on n’est pas étouffé par la décence.
Certains, qui avaient peur de leur propre ombre hier et exécutaient ventre à terre les ordres éructés par quelque pseudo-cacique de l’ancien système, plastronnent désormais dans leurs oripeaux de faux justiciers ou de gardiens d’une révolution qu’ils ont rejointe le… 15 janvier. On confond volontiers libre et libertaire, on crie « vive la démocratie?! » sauf pour ses ennemis – et ils sont nombreux.
Pas de quoi pavoiser?: les héros sont (très) fatigués. Et certains oiseaux de mauvais augure, qui se recrutent particulièrement chez les voisins algérien et marocain et ne goûtent guère de voir leurs « petits frères » érigés au rang de pionniers de la lutte pour la liberté et la dignité, de pronostiquer doctement?: « Vous verrez, vous finirez par regretter Ben Ali?! »
Il existe cependant un autre point de vue, nettement plus optimiste, à condition de prendre du recul. Si la métamorphose tunisienne – pas ou peu encadrée et débarrassée de toute influence extérieure – ressemble à un véritable saut dans l’inconnu, et si elle est loin d’être achevée, il faut tout de même reconnaître que, jusqu’à présent, la raison l’a emporté. Alors que les conditions de véritables dérapages sont largement réunies… La sécurité n’est plus ce qu’elle était sous le régime ultrapolicier en vigueur du temps de Ben Ali. Mais elle est réelle. Les administrations fonctionnent. L’État assume ses prérogatives. La libre expression n’est plus la vieille antienne rabâchée à longueur de colonnes ou de discours par l’ancien régime, c’est une réalité.
Surtout, les Tunisiens, réputés passifs, s’investissent et participent au débat politique. Ils vont eux-mêmes à la rencontre des partis pour connaître leur démarche, comprendre leurs programmes, jauger leurs intentions. Ceux de l’étranger, qui ont longtemps coupé le cordon avec une patrie qu’ils ne jugeaient intéressante qu’à l’aune de ses plages, reviennent ou, en tout cas, s’intéressent à son évolution. Bref, les citoyens reprennent les choses en main. Et cela semble irréversible.
Enfin, la crise économique. La Tunisie souffre et peine à relancer la machine, la croissance et, donc, l’emploi. Un lourd tribut, mais c’est celui de la liberté. Et, surtout, l’occasion d’élaborer les modèles d’un développement mieux partagé, durable et compétitif. De revoir de fond en comble les fondamentaux du pays et de mener une autre révolution, économique celle-ci.
Cette nouvelle Tunisie en train de naître, au forceps, sous nos yeux est tout à la fois préoccupante et passionnante, agaçante et rassurante. Un verre à moitié vide et, donc, à moitié plein. Aux Tunisiens désormais de faire pencher la balance du bon côté.
Jeuneafrique