Ñi man a kott amuñu mbaam.
(Les cordonniers sont les plus mal chaussés)
Il existe un grand nombre de disciplines autour de la langue. Parmi les chercheurs qui s’y consacrent, les grammairiens et les linguistes adoptent globalement des postures opposées. Je propose dans ce texte-ci une perspective médiane, celle du linguiste-grammairien, qui serait peut-être la clef de la restauration du patrimoine linguistique africain.
Le grammairien et le linguiste
Grammairiens et linguistes essaient tous deux de préserver une certaine orthodoxie de la langue. Cependant, les grammairiens ont une perspective plutôt prescriptive et dogmatique, dictant ou essayant d’imposer la norme, c’est-à-dire la manière dont il faudrait parler la langue. À l’inverse, les linguistes tendent vers une approche descriptive. Leur posture consiste à ne pas imposer, à éviter le dogmatisme des grammairiens, et à observer la langue dans son usage réel peu importe les écarts des locuteurs. À travers la description, ils établissent des régularités qui justifient ou expliquent les faits observés. Ainsi, ils définissent UNE norme, un principe (statique ou d’évolution) de la langue, plutôt que LA norme (du grammairien) à suivre.
Une grande dualité
Ces deux groupes illustrent donc une dualité qui se manifeste, au niveau des locuteurs, entre la règle (des grammairiens) et l’usage (des linguistes). L’usage est perçu comme une sorte de déformation dans la perspective du grammairien. Les faits de langue s’établissent grâce à trois critères :
La force du nombre : combien de locuteurs utilisent les termes en question ?
La cohérence du lieu : les locuteurs en question vivent-ils dans les mêmes espaces géographiques ?
La durée d'utilisation : s'agit-il d'une expression ou d'un fait de langue dont la durée d'utilisation reste constante ?
Les nouveaux faits de langue établis à travers les trois critères ci-dessus acquièrent une légitimité. Ils attirent alors l’attention des grammairiens, qui peuvent les élever au rang de nouvelle norme à proposer aux populations. Ces populations, à leur tour, créeront, partir de ce qui vient d’être homologué, de nouvelles formes qui devront passer l’épreuve du temps, du nombre et de la cohérence du lieu. Ainsi de suite.
Une langue, vivante, grandit et se développe. Les populations, peu importe l’importance apparente qui leur est accordée par les chercheurs (Office de la langue), restent au centre de toutes les préoccupations. En effet, une langue qui n’est pas parlée par une population perd son statut de langue vivante.
La régularité de la trajectoire sociale
Il est normal qu’une langue vivante évolue, à condition que cette variation ait lieu dans une société qui subit une mutation régulière. La dualité entre grammairiens et linguistes peut alors y être franche et normale, puisqu’une société est faite de dualités.
Mais l’évolution de la société africaine n’est pas normale, marquée par cinq siècles de franche domination coloniale aux politiques linguistiques marquées. Dans une société à évolution naturelle, régulière, les locuteurs des langues effectuent des choix à partir d’un échantillon linguistique complet, tandis que le locuteur africain est contraint de sélectionner parmi une panoplie de termes tronquée depuis les politiques coloniales (françaises). Le locuteur africain est exposé à travers la langue à un spectre culturel altéré et à une histoire falsifiée.
Restauration et restructuration
Pour parler d’une normalité ou d’une régularité de l’évolution des sociétés africaines, il faudrait d’abord corriger ce défaut : restaurer le patrimoine perdu. Par contre, il est utopique de penser qu’une fois « restitués », les termes et les sens en question vont être adoptés immédiatement par la majorité. Ce bagage linguistique, avec son pan sociohistorique et sociodiscursif va sûrement intégrer le registre formel et/ou littéraire. Une fois cela fait, la population devra, comme dans un pays à évolution régulière, être exposée à différents registres de langue, du populaire au littéraire, en passant par le familier, le standard et le formel. Les locuteurs pourront les connaître, les reconnaitre, les vivre, se les approprier, et apprendront à choisir quel paradigme linguistique adopter selon le contexte. Ceci, à condition bien sûr de posséder les compétences et les valeurs idoines.
Dans une société où toutes les options de registre sont disponibles, dans une culture linguistique dont les pistes sociodiscursives et sociohistoriques ne sont pas embrouillées, la langue peut véritablement et s’épanouir naturellement.
Le devoir du linguiste-grammairien
Il n’est pas possible de réécrire l’histoire africaine. Les séquelles de l’épisode colonial et les dommages subis ne peuvent s’effacer. Les chercheurs universitaires qui possèdent une solide culture méthodologique et qui adoptent une perspective plutôt synchronique, ne peuvent fermer les yeux sur une histoire linguistique tronquée. Pour beaucoup d’entre eux, ce manque d’ouverture ne résulte pas d’un déni, mais plutôt d’une absence de maîtrise d’une histoire hors de portée. Cela est notamment dû à l’absence de démocratisation du savoir traditionnel dont la transmission dans une société déstructurée se fait parfois dans des conditions irrégulières et tragiques (cf. Cheikh Anta Diop). Une partie non négligeable de ces chercheurs universitaires peut ne pas avoir accès aux personnes-ressources nécessaires pour explorer les tissus culturels perdus.
D’un autre côté, il existe des individus qui œuvrent dans le cadre des langues locales en dehors des milieux universitaires et qui ont pu accéder à des personnes, des références, des milieux-ressources qui leur ont permis d’accéder à certaines informations et connaissances à exploiter. Une formation technique et méthodologique aiderait ceux-ci à faire la promotion du wolof au lieu de lui porter préjudice. Rappelons que le but ultime de la maîtrise d’un outillage méthodologique n’est pas synonyme d’élitisme. Son but est la garantie d’une rigueur dans la recherche et la reconstruction du tableau et d’un schéma culturel désarticulé. Il permet une assurance et une garantie d’authenticité des termes et des contextes restaurés.
Il peut exister des chercheurs, entre les deux, heureusement qui possèdent à la fois la matière linguistique et historique ainsi que les outils d’exploitation technique. Ils peuvent servir de trait d’union au sein d’un vaste travail de collaboration entre les deux extrêmes :
- les tenants de la linguiste synchronique, souvent universitaires, qui peuvent nourrir un doute sur une garanti d’authenticité d’une restitution historico-linguistique;
- les personnes ressources, dans l’activisme linguistique, avec un accès privilégié à un corpus sociohistorique et linguistique profond, en manque de cadre.
Le fait que le wolof nous appartient à tous donne à chacun de nous le droit d’en parler. Le fait que le wolof nous appartient à tous nous impose le devoir de n’en parler qu’avec des fondements solides.
Ceci permettra à un grand nombre de détenteurs traditionnels de ressources linguistiques et culturelles de remédier à un manque de rigueur méthodologique. Il permettra à certains chercheurs universitaires de renouer avec des racines, pour eux raisonnablement irrécupérables, et avec lesquelles ils ont perdu contact. Cette dualité est la même qui existe entre la médecine moderne et les tradipraticiens
Conclusion
Puisque « ñi man a kott amuñu mbaam », que ceux qui maîtrisent l’art de l’équilibre s’associent aux propriétaires de coursiers. Que les chercheurs rompus à la méthodologie s’associent aux détenteurs de ressources traditionnelles. Que ceux qui ont la chance de maitriser les deux jouent le rôle de continuum. Il est essentiel de mener un travail de linguiste pour restaurer ce patrimoine. Il est nécessaire de ne pas non plus, par la suite, prendre la posture dogmatique du grammairien pour imposer des usages.
Seul un travail de sensibilisation et de collaboration peut être entrepris, avec rigueur, pertinence et humilité auprès des populations pour raccommoder les morceaux de cinq siècles (deux millénaires, selon Cheikh Anta) de déconstruction. La solution, pour réussir, est d’éviter la posture prescriptive, restaurer un patrimoine en le rendant accessible aux populations et la leur faire accepter et adopter à force de pédagogie.
Malé Fofana PhD
Sciences du langage
Linguistique contrastive