L’histoire politique d’un pays, quelle qu’elle soit, n’est pas la sommation des trajectoires individuelles des acteurs qui la font. Certes, mais certaines de ces trajectoires en constituent des repères significatifs et en donnent une lecture saisissant. En des moments et des époques précises de son déroulement. Et c’est la raison pour laquelle, on considère souvent que nul ne peut prétendre écrire l’histoire politique globale d’un pays, sans une bonne connaissance de ces trajectoires individuelles diverses de ses acteurs. C’est ce qui fait que dans nos sociétés qui restent encore-malheureusement- trop dominées par les traditions marquantes de l’oralité, le silence observé par certains acteurs de la vie publique, concernant le déroulement de leur carrière personnelle, peut être considéré comme une énorme perte pour le bénéfice de l’histoire politique, et de l’histoire tout court.
Et c’est là où l’on saisit toute l’importance des « Mémoires d’un juge africain » que l’ancien président de la Cour suprême du Sénégal, ancien ministre, Ousmane Camara vient de publier chez Karthala. L’auteur offre cet ouvrage sur son itinéraire personnel, celui d’un « homme libre » dit-il, dans le titre d’un livre est dense, à la fois, par son contenu et par le volume du texte. Celui-ci laisse au lecteur un fort sentiment de vivre passionnément le déroulement de l’histoire personnelle d’un homme qui se confond avec celle de son pays. Il en est ainsi, quand Ousmane Camara, de sa plume incisive raconte le déroulement des événements de 1962, et précisément du procès qui en a découlé en 1963, et au cours duquel il a joué un rôle fondamental, en tant que procureur général.
Dans cette partie de son ouvrage, Ousmane camara a fait une brillante plaidoirie, pour montrer qu’au cours du procès, il a su garder sa liberté et son autonomie de jugement personnel, en faisant droit au principe qui veut que les écrits soient serves et que la parole soit libre. Si les réquisitions écrites du procureur général de l’époque qu’il était ont défendu le point de vue de l’Etat qui voulait une condamnation de tous les accusés, les paroles prononcées par le même procureur général à l’audience ont été libres.
Car celles-ci demanderont à la Haute Cour de Justice de prononcer l’acquittement pour au moins deux accusés : Alioune Tall et Ibrahima Sar, un ami personnel du ministre Garde des Sceaux, ministre de la Justice André Guillabert. Comme le souligne l’auteur à la page 140 de son texte : « L’argumentation de Me Abdoulaye Wade qui se tenait sur le plan juridique, fut brillante : Et il lança avec malice j’étais venu croiser le fer avec toi mais j’ai été déçu parce que nous parlons le même langage ». Ses dits aident singulièrement à scruter ses non-dits et ses silences qui paraissent parfois étranges », écrit son ami Amady Ali Dieng qui a préfacé l’ouvrage. Peu importe, nous sommes tentés de dire. Ousmane Camara propose à la postérité sa version des faits de l’histoire et assume tout de la façon la plus solennelle possible : l’écrit. Tout son mérite réside là. Mais ce mérite est aussi ailleurs. Il est dans cette capacité de l’auteur d’en faire un récit aux accents parfois poétiques, voire romanesques, à certains endroits du texte. Ce qui ajoute des forces supplémentaires à ce récit, en ce sens qu’on le traverse avec plaisir, et avec un très fort sentiment d’acquérir de nouvelles connaissances et un nouvel éclairage sur des faits que l’on croyait parfaitement maîtriser. Ce livre est passionnant.
Mais il est surtout utile, pour tous ceux qui sont avides de repères et de faits qui leur permettent de connaître davantage l’histoire politique récente du Sénégal et de pénétrer certains de ses mystères ou intrigues qui rythment naturellement la conduite de la vie publique de toute nation. Ousmane Camara nous raconte des événements et rapporte des faits et donne un éclairage bien documenté sur la situation politique et sociale du Sénégal dans les années qui ont suivi l’indépendance. Une période pendant laquelle le pays s’est engagé dans cette régression politique ayant consacré au Sénégal le règne du parti unique de fait. Ousmane Camara était justement durant cette période le Directeur général de la Sureté de l’Etat (1964-1970). On imagine alors quelle a pu être la place de l’homme dans l’application d’une politique qui a mis entre parenthèse la pluralité et la diversité des acteurs et des opinions émises sur la scène publique. L’auteur assume tout et explique sa part dans cet héritage qui n’est pas nécessairement brillant. Le style de l’homme est à l’image de ce que l’auteur a toujours projeté au devant de la scène : la sérénité et la pondération. « Ousmane Camara avait l’art de mettre les rieurs de son côté et de repousser rapidement ses adversaires sur la touche », écrit dans sa préface Amady Ali Dieng.
En le paraphrasant, nous disons, qu’avec ce même art, il a su rédiger des mémoires qui l’aideront sûrement à réduire le cercle de ses adversaires trop critiques à son endroit, par rapport au rôle que l’homme a joué dans certains événements qui ont pu négativement marquer la marche du pays, au début de son indépendance. En plus de proposer à ses compatriotes « un outil indispensable à la compréhension du Sénégal contemporain ».
Abdou Latif COULIBALY
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