La grandeur de son hospitalité était l’une des principales attractions du grand magal de Touba. Et Béthio Thioune, aujourd’hui grand absent le plus présent de ce premier magal 2013, rivalisait toujours en prodigalités et raflait la palme de la générosité. Mais pour l’édition 2013, la roue a tourné. Dans le mauvais sens pour ce guide religieux qui, il y a encore quelques mois sur un piédestal et sous les lumières, perçoit aujourd’hui les échos du plus grand événement du monde mouride à travers les indiscrétions que les barreaux de sa cellule daignent lui lâcher et sur les ondes des radios.
Pour une première, Béthio Thioune, un des princes du magal tant chanté, a vécu l’événement dans les coulisses cogitant en ritournelle sur les faits d’homicides, de recel, d’inhumation de cadavres sans autorisation, de détention d’armes sans autorisation et d’association de malfaiteurs : les faits à lui sont reprochés. Comment celui qui s’est autoproclamé Serigne Saliou Mbacké a-t-il passé son magal ? Comment ses talibés si pénétrés dans leur foi ont-il réussi à communier avec leur guide depuis son lieu de détention ? Comment le Cheikh vit-il sa détention après maintes demandes de liberté provisoire refusées ? Les rigueurs ( ?) de l’incarcération ont-elles éprouvé sa santé ? Comment arrive-t-il à tenir le coup ? Comment ses irréductibles talibés ont-ils réussi leur pèlerinage dans ce lieu ? Quels sont les secrets de ce pavillon si… spécial ? Le Quotidien a infiltré le milieu pour avoir des réponses. Les révélations sont fracassantes.
Dans un coin excentré de l’hôpital Aristide Le Dantec (Hald), le Pavillon spécial juché sur la corniche qui surplombe l’océan aux vagues mugissantes, se découvre aussi froid que ses lourdes portes en fer. En ce jour de visite dédié à un de ses célèbres pensionnaires, la sécurité est garantie par un double rideau (voir ailleurs). Dans la cour, une tente sert de bivouac aux préposés à la sécurité. A côté d’elle, un bâtiment aux proportions modestes, surmonté d’une tour de contrôle, d’autres portes en fer garnies d’épais barreaux, rien de bien rébarbatif. Il donne plus l’air d’un modeste dispensaire que d’un repaire de taulards, où est admis le guide des thiantacounes.
Un détenu spécial, dans un Pavillon spécial, rien de mieux pour rompre avec la monotonie de Maison d’arrêt et de correction. Trois bonnes dames sortent du parloir d’un pas gaillard, de grosses bananes au visage. Ce rire communicatif n’est pas gratuit : avec leur marmaille, elles ont «eu la bénédiction de voir le cheikh», dans ce parloir du Pavillon spécial, une courette minuscule d’environ 7 mètres sur 4, aménagée exprès pour l’occasion. Ses murs peints à la chaux sont garnis sur le haut de fils barbelés et sur un pan entier, recouverts de nattes en plastique pour préserver l’intimité des discussions entre Béthio Thioune et ses talibés. Au centre d’une natte posée à même le sol, le guide, tout de blanc vêtu est assis sur sa chaise. Ses babouches à semelle surélevée, son caftan jusqu’à son écharpe, tout est immaculé. Son visage calme comme un reposoir accueille les talibés d’un sourire protecteur.
Mais la maladie et la détention n’ont pas épargné ses traits. Ses bajoues se sont un peu affaissées, et les sillons qui creusaient son visage se sont accentués. Il garde l’œil clair, le geste alerte et la voix toujours grassouillette, et, dégage une discrète odeur de musc. Les talibés à terre, se lancent dans de longues salutations avec leur guide et sans transition enchaînent avec un compte rendu détaillé de leur magal à Dianatoul Mahwa, fief de Béthio Thioune. Les yeux perdus dans le vide, sourire aux lèvres, il écoute les retransmissions en différé des dieuwrignes très prolixes sur le succès du magal, les troupeaux de bœufs, chameaux, moutons et chèvres qui ont été acheminés à la cité religieuse pour régaler ses hôtes.
«200 millions comme adiya ? C’est du n’importe quoi !»
A sa droite, est accroupi un de ses chambellans tout sage, il compte les liasses de billets de banque en coupures de 10 et 5 mille francs Cfa. Ailleurs en tendant l’oreille, on capte les commentaires sur une plaisanterie de la directrice de cet établissement qui voulait voir «où sont les 200 millions de francs Cfa en guise de adiya (don) vantés par (les) talibés dans la presse». En réponse Béthio Thioune a ouvert grand les yeux pour dire : «Quels 200 millions ? Il n’a jamais été question de me donner 200 millions en guise de adiya. Qui a dit cela ? C’est du n’importe quoi !»
Les thiantacounes lui expliquent que la presse en a fait ses choux gras le matin même (hier). «Cet argent que nous recevons ici, je n’y prête même pas attention. Il ne fait pas 200 millions» a-t-il précisé. La générosité de ses visiteurs avait quand même formé un très respectable tas de billets de banque que le chambellan trie avec minutie avant de les refourguer dans un sachet en plastique. Un joli paquet qui doit bien faire quelques millions. C’est le moment choisi par un dieuwrigne, dithyrambique pour s’entretenir à voix basse avec son guide qui approuve par de vigoureux signes de la tête. Le talibé, après sa messe basse, remet le sachet bourré de billets de banque. Il poursuit son récit et décerne une mention spéciale à la dernière épouse de Béthio pour s’être surpassée lors de ce magal. D’un regard attendri, il demande de plus amples informations sur les hauts faits de son épouse et commente, sous le ton de la confidence : «Elle est clairvoyante et généreuse durant le magal. J’aime cela.»
On peut alors imaginer son ressentiment en ce jour de recueillement chez les mourides, loin de la ferveur de Touba, Béthio Thioune, seul dans sa détention. Le jour du magal, un mardi, n’était pas jour de visite pour lui. Il ne peut espérer les visites de ses ouailles que les mercredis, alors que pour les autres détenus ils ont les mardis, les vendredis comme jour de visite. Toutefois, depuis sa prison, il a vécu le magal comme s’il y était : de façon intense. Dans la quiétude de sa cellule, il dit avoir juste prié pour que cette édition soit comme l’avait formulée Serigne Touba lui-même : «Meilleure que la précédente en conjurant le mauvais sort.» Ragaillardi par ces réminiscences et la confiance en la diligence de ses diewrignes, il déclare «avoir cru au succès de cette édition».
«Si je suis toujours en prison c’est bien à cause de…»
Pendant ces heures de récréation et d’échanges du mercredi, Béthio Thioune préfère davantage écouter ses thiantacounes lui dire leur joie de le revoir que de se livrer. Dans ces discussions passionnelles, son incarcération est évoquée à mots couverts, du genre «le cheikh dafa nekk ci beureup» (pour dire le cheikh est quelque part). Lui-même semble ne pas se rendre compte de la différence entre ses moelleux salons noyés sous les effluves des encens et le fumet délicieux des mets apprêtés pour lui. Sous le récit imagé d’un de ses interlocuteurs, il hoche la tête et le couve d’un regard attendri, ses doigts aux ongles coupés courts décrivant sur ses genoux des gestes machinaux. Après s’être laissé rapporter les propos élogieux de Serigne Modou Kara Mbacké à son égard, il acquiesce et confirme : «Kara est loyal. Il s’est rappelé ce que j’avais fait pour lui alors que je servais dans l’administration à Touba. Ceci date de 1984. S’il s’en souvient toujours c’est tout à son honneur.» Pourtant d’après certains de ses talibés, plusieurs personnes influentes à Touba seraient réjouies par l’incarcération de Bethio Thioune qui les «gêne». Sans verser dans la polémique, il accuse : «Si je suis resté toujours là (en prison), c’est bien à cause d’eux. Ce qu’ils ignorent c’est que j’ai confiance en Serigne Saliou.»
«Tu me finiras ton poème ailleurs…»
Tout au long des visites, ce sont des thiantacounes prostrés qui entretiennent la causerie avec leurs propres projets et cherchent la bénédiction de leur guide. Par la grâce de «sept Barké (par la grâce de) Serigne Saliou», celui-ci leur promet une félicité parfaite. Eperdu de gratitude, l’un d’eux décide de déclamer un poème qu’il a composé pour Béthio. L’ode est une singularisation de son histoire qui convoque l’incompréhension chez Charles Baudelaire et l’esprit d’élévation de Paulo Coelho. D’une voix forte, il revisite l’histoire de la rencontre entre Cheikh Béthio Thioune et Serigne Saliou Mbacké à Tassette. Il n’aura pas le loisir de terminer. C’était la fin de leur tour de visite. «Vous avez épuisé votre temps et nous voulons rentrer» indique un maton pour interrompre l’entrevue : Le «poète du jour» jette un regard interrogateur à son guide, comme pour chercher un ndiguel. Celui-ci le fixe un moment et répond d’une façon sibylline : «Tu me le finiras ailleurs…»
Ainsi va… la détention de Béthio Thioune qui, depuis son transfert au Pavillon spécial, vit en bonne intelligence avec ses geôliers qu’il entretient sous un ton paternel. Quand les responsables, plaisantent volontiers, lui en revanche leur prodigue prières et bénédictions. Et quand sonne la fin de la journée et des visites, les petits groupes se replient, le cœur léger, comme ce thiantacoune qui considère que les propos de son guide ont un sens caché et présagent des jours ensoleillés. Pour d’autres, ce sont des conversations émues et ragaillardies qui se terminent par des appels téléphoniques pour propager la bonne nouvelle dans leur communauté: «Le Cheikh a passé le magal comme s’il était à Touba. Il est heureux.»
Lourdeur des formalités pour les visites : Des talibés crient à la discrimination
A détenu spécial, mesures spéciales. Alors on a beau être thiantacoune, mais pour espérer voir Béthio Thioune, il faut montrer patte blanche. Les formalités obligent à chercher une autorisation spéciale au Tribunal de Thiès. Après cela, il faut sacrifier à une autre procédure, l’inscription sur la liste des visiteurs dont la coordination est assurée par Serigne Khadim Thioune, fils de Béthio Thioune. Une liste limitée à 100 personnes par jour de visite. L’Administration pénitentiaire est intransigeante sur ces principes.
Hier la liste des visiteurs était arrêtée à 74 personnes. Les thiantacounes, encore absorbés par le magal ne sont venus le matin qu’au compte-gouttes. Pape Thiopet Ndiaye le chanteur débarque d’un véhicule de type 4X4 vers 14 heures. Trop tard, les heures de visite pour la matinée sont déjà passées. Le soir, plusieurs talibés sont retenus à la porte du Pavillon spécial sur la Corniche. Parmi eux, deux enfants de Ousmane Tanor Dieng du Parti Socialiste. Les gardes sont formels : «Si vous n’êtes pas sur la liste, vous n’entrerez pas. D’ailleurs écartez-vous de là.» Des talibés, venus pour la plupart d’Europe rouspètent et parlent de discrimination : «Pourquoi n’a-t-on que le mercredi comme jour de visite ? La liste n’est pas pleine, pourquoi ne nous autorise-t-on pas à voir le Cheikh ? C’est une discrimination.» L’un d’eux en est à sa troisième pérégrination pour voir son guide et lui apporter des chaussures qu’il lui a achetées. Sans succès, la mort dans l’âme, il renonce. Informé, son hôte supplie la directrice de l’établissement pour lui accorder une faveur. Un ton qui a fini par vaincre ses réticences.