La lutte «sénégalaise» a fait reculer la société sénégalaise !

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Depuis un certain temps, on assiste à un débat passionné sur l’érection ou non de l’Arène nationale de lutte dans le périmètre du Technopôle. Un débat qui, pourtant, n’aurait jamais dû avoir lieu si les initiateurs de ce projet respectaient les Dakarois et leur environnement. Comment peut-on seulement penser à ce site pour y ériger un stade alors que c’est la principale zone humide qui fait respirer la capitale, et qui est, de surcroît, protégée par des conventions internationales que l’Etat du Sénégal a signées ?
Il faut d’abord admettre que la première grosse erreur, c’est la construction du Technopôle dans cet endroit inapproprié pour abriter un instrument censé impulser le développement technologique et économique du pays ! Et y ajouter un autre édifice public, avec l’onction de l’Etat, serait synonyme de persistance innommable dans l’erreur ! La mesure qui s’impose aujourd’hui, ce n’est point la construction d’une arène de lutte, mais la démolition pure et simple du Technopôle lui-même et sa délocalisation ailleurs, loin des flaques d’eau et des marécages ! Après le Technopôle, ce devra être le tour de l’Ecole d’Horticulture, de la Cité Fayçal et des bâtiments de l’Onas. Une fois cet espace magnifique débarrassé de tous ces objets encombrants, il pourrait devenir, avec l’appui des paysagistes de la mairie de Dakar, le Hyde Park de la capitale qui irait de l’Echangeur de la Patte d’Oie au Ravin à Guédiawaye. Mais au lieu de cela, on essaie de nous faire avaler la pilule en mobilisant des amis et des «maraîchers» pour vendre les supposés bienfaits de l’Arène de lutte pour le département de Pikine et toute la banlieue ! Cette lutte qui nous envahit tant, mérite-t-elle vraiment autant d’intérêt de la part de l’Etat et des Sénégalais ? Comme pratiquée présentement au Sénégal, la lutte est loin d’être intrinsèquement sénégalaise. Elle est plutôt anglo-sénégalaise ! Ou sénégalo-anglaise ! C’est le colon qui, après avoir défait nos derniers résistants, s’est attaqué à notre sport national, la lutte dite «simple», originelle, en y greffant une bonne dose de boxe anglaise, pour se délecter de combats de coqs nègres, avec un brin de condescendance. Admettons, tout de même, que la boxe anglaise, bien que violente, n’est pas aussi repoussante que cette «lutte avec frappe» abusivement appelée «sport de chez nous». Les gants et les protège-dents l’ayant «civilisée».
En ce début du troisième millénaire, ces combats de gladiateurs qui, les mains toutes nues, s’assènent de terribles coups de poing sur des bouches sans aucune protection, avec des dents arrachées et du sang qui gicle de partout, ne devraient enthousiasmer personne ! Cette «barbarie» codifiée et légalisée par le Cng, n’existe que dans un seul et unique pays au monde : le Sénégal ! Pays d’Afrique le plus policé ! Si le mal se limitait à cette monstruosité moyenâgeuse, on pourrait fermer les yeux et laisser certains promoteurs et une poignée de lutteurs se remplir les poches. Mais il y a pire que cela : les pratiques mystiques de la lutte ont totalement déteint sur tous les segments de notre société et fait plonger presque tout le pays dans un mysticisme-obscurantisme des plus rétrogrades !
Alors que, naguère, du temps de Senghor et de Diouf, beaucoup de Sénégalais avaient commencé à s’extirper des ténèbres du passé lénifiant pour arpenter les pentes du rationnel et du réfléchi, depuis le début des années 1990, avec le développement fulgurant de la «lutte avec frappe» -suite au tarissement des puits de l’emploi des jeunes causé par les Pas de la Bm et du Fmi-, le charlatanisme qu’elle a exacerbé est venu tout chambouler, faisant des Sénégalais de véritables esclaves de la mystique animiste ! Nous avons entendu avec stupéfaction, mais aussi la mort dans l’âme, de hauts responsables politiques de ce pays dire, avec conviction, qu’ils ont été envoûtés, qu’ils sont allés voir des marabouts pour faire libérer leurs camarades de prison. Pour leur promotion politique personnelle, d’autres hommes politiques auraient commandité des sacrifices humains en ciblant des enfants et des handicapés ! Nous avons aussi vu des promoteurs de lutte parader avec des amulettes, des accoutrements et des cannes mystiques ou immoler ovins, bovins et caprins pour, disent-ils, désamorcer les mines et les missiles mystiques de leurs ennemis. Des chroniqueurs sportifs effrayent tous les jours leurs auditeurs avec des propos alarmants du genre : «ku gëmul xarga-fuufa, xarga-fuufa ne la fuuf !». Le Cng, qui devrait «normaliser» ce sport, enfonce le clou en laissant les pratiques mystiques les plus excessives se développer dans l’arène et en permettant aux lutteurs de combattre avec des kilogrammes de gris-gris dans leur culotte traditionnelle (ngemb)… Cela n’a jamais existé dans la lutte sénégalaise. Des origines à nos jours !
C’est pourquoi, à la place des félicitations qui lui sont quotidiennement adressées, le Cng de lutte devrait plutôt être au banc des accusés. Il aurait dû développer la lutte autrement pour mieux vendre le Sénégal et sa culture, et prétendre à une internationalisation qui aurait pu lui ouvrir les portes des Jeux Olympiques. Mais dans sa forme actuelle, «notre» lutte n’ira nulle part ! Ce que nous dénonçons dans la lutte, ce n’est pas ce que gagnent les lutteurs ! Ce ne sont pas les lutteurs eux-mêmes, non plus ! Ce sont des jeunes qui exercent un métier pour aider leur famille. Et dans tous les pays du monde, les sportifs, les chanteurs et les comédiens gagnent bien leur vie, et le Sénégal ne doit pas être une exception ! Si un footballeur peut gagner plus de 60 millions par semaine, un lutteur doit pouvoir prétendre à 100 millions une ou deux fois par an ! Mais les lutteurs, le Cng et les promoteurs ne doivent pas prendre le pain bien tartiné de la lutte et laisser au Peuple le poison bien létal qu’est le charlatanisme, qui est pourtant puni par la Loi !
Il convient de noter que même nos enfants pataugent dangereusement dans le charlatanisme. C’est connu de tous : dans toutes les écoles du pays, il y a des Comités chargés de la gestion des Xon lors des différentes compétitions sportives ou cognitives, comme les matchs de football et les jeux gëstu. L’amour du travail, la persévérance, l’endurance, le jom, perdent de leur aura au profit de la triche et de la facilité engendrées par le charlatanisme. Pour battre un adversaire ou gagner un match de football, il faut aller voir un charlatan, et non s’entraîner correctement ! Pour réussir à un examen, il faut aller voir un charlatan, et non bien travailler en classe ! Pour être un chanteur célèbre, il faut aller voir un charlatan, et non bien apprendre la musique ! C’est franchement lamentable pour un pays qui aspire à l’émergence !
Au moment où les pays asiatiques et occidentaux sont en train de chercher les voies et moyens hautement scientifiques et techniques qui leur permettent de contrôler le Sénégal et l’Afrique sur le plan politique et économique, nous continuons à nous comporter de façon irrationnelle, comme des marmots ! En privilégiant le mysticisme, le charlatanisme au détriment du rationnel, du réfléchi, de la science et de la technologie…
Loin de nous l’idée de nier l’existence du caché, de l’ésotérique, le monde étant d’une complexité insondable. Cependant, nous sommes en mesure d’affirmer qu’aucun pays n’a jamais été développé par le charlatanisme. Les pratiques mystiques généralisées dans les sociétés africaines n’ont encore rien apporté à l’Afrique. Elles n’ont pu empêcher, ni la traite négrière, ni la colonisation, encore moins le néocolonialisme ambiant qui freine notre développement ! Croisons les doigts et prions pour que le Missile Balistique Intercontinental Mystique (Mbim) et la Fusée Mystique Africaine (Fma) qu’une équipe de grands sorciers africains est en train de mettre au point sous l’égide de l’Ua à Bissau et à Bujumbura, permettent, enfin, à notre chère Afrique de défier dans l’espace les Américains, les Chinois, les Russes et les Européens !
A y regarder de plus près, force est de reconnaître que nous sommes responsables de ce qui nous est arrivé hier, de ce qui nous arrive aujourd’hui, et de ce qui nous arrivera demain. Parce que nous refusons de prendre notre destin en main de façon rationnelle et courageuse ! Peut-on parler de courage (fit), quand un lutteur se présente devant son adversaire couvert de gris-gris censés le protéger contre ce dernier ou en diminuer les capacités physiques et mentales ? Peut-on parler de courage quand, après avoir pris l’acompte pour un combat, on fait le tour du pays profond à la recherche de marabouts pour anéantir mystiquement son adversaire ?
La «lutte avec frappe» du Cng a complètement perverti la société sénégalaise et engraissé une minorité. Et l’idéal serait de décréter sa mort immédiate. Mais comme elle a ses inconditionnels et ses pratiquants, il faut alors se résoudre à la réformer pour en faire un sport «civilisé», moins «barbare». Cette réforme devra mettre d’abord l’accent sur la protection de l’intégrité physique des lutteurs, en rendant obligatoire le port de protège-dents et de gants spéciaux qui ne gênent pas les doigts. Après cela, il faudra limiter le mysticisme à des proportions folkloriques «raisonnables» qui ne choquent pas, et qui ne brouillent pas non plus
l’esprit des Sénégalais et de nos enfants en particulier, au point de les éloigner du rationnel et du culte du travail.

Pr. Gorgui DIENG
Laboratoire d’études africaines et postcoloniales
Département d’Anglais, Flsh, UCAD

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