L’État face aux revendications des organisations syndicales : quelles solutions ? Par Mody Niang

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Dans un pays démocratique, personne ne devrait se permettre de reprocher aux organisations syndicales de revendiquer, d’exiger l’amélioration des conditions de travail de leurs membres. Des grèves, nous en avons toujours connues, avec les Socialistes comme avec les autorités coloniales. Elles se sont cependant exacerbées avec l’avènement la gouvernance des Wade, se signalant en particulier par leur régularité, leur étendue et le caractère généralement matériel de leurs revendications. Rares sont les secteurs et sous secteurs qui sont épargnés aujourd’hui par ces grèves. Pour ne prendre que l’exemple de l’Éducation nationale, l’année (scolaire et universitaire) 2011-2012 est pratiquement compromise. Il convient donc de s’employer rapidement à cerner les problèmes sérieux et les dégâts qu’elles n’ont pas manqué de causer, et à leur trouver des solutions. Dans cette perspective, il convient de situer d’abord les responsabilités. Celles-ci, pour l’essentiel, incombent incontestablement à l’ancien président politicien Wade, qui s’est signalé très tôt par une folie dépensière, une « générosité » électoraliste insoutenable à laquelle j’ai d’ailleurs consacré le chapitre III de mon dernier livre (« Une générosité insouciante et frustrante », pp. 31-44).

Cette « générosité » a essentiellement profité à une catégorie choisie de compatriotes déjà privilégiés, mais susceptibles de donner un coup de pouce au vieux président, pour la réalisation de ses objectifs proprement électoraliste. C’est ainsi que les gouverneurs, les préfets et les sous-préfets – qui constituent les autorités administratives –, recevaient respectivement chaque mois (en sourdine) 500000, 300000 et 200000 francs Cfa, en plus de leurs salaires et divers autres avantages matériels substantiels. L’Amicale des administrateurs civils saisit le Président de la République et lui suggère de formaliser sa « générosité », en la consacrant par un décret et de l’étendre aux adjoints. Elle ne manque pas d’attirer son attention sur le fait que, de nombreux autres administrateurs civils, qui n’exercent pas de responsabilités significatives, se trouvent dans des situations peu confortables. Le « généreux » président étend l’indemnité aux adjoints et lâche, en faveur de tous les administrateurs civils, une augmentation de 180000 francs étalée sur trois ans : 60000 en 2004, 60000 en 2005, 60000 en 2006.

Le « généreux » président ne s’arrête pas en si bon chemin. Profitant d’un séminaire organisé dans un hôtel de la Somone, il annonce une augmentation substantielle (du simple au triple) des ministres et des députés. Quelques mois auparavant il avait, au détour d’une audience accordée à l’Association des Magistrats du Sénégal (Ams), porté l’indemnité dite de judicature de 150000 à 300000 francs. L’appétit venant en mangeant et le Président politicien ayant ouvert imprudemment la boîte de pandore, les magistrats revinrent à la charge quelque temps après et exigèrent 500000 francs. Contre toute attente, et à leur grande surprise, Me Wade leur accorda 800000 francs.

Les chefs de collectivités locales ne seront pas en reste : notre politicien national les arrosera abondamment. Les présidents de conseils régionaux et les maires des communes chefs-lieux de région, étrennent une indemnité mensuelle de 900 000 francs. Leurs collègues des chefs-lieux de département et des mairies d’arrondissement et des communes rurales se retrouvent respectivement avec 500000 et 300000 francs. Sans compter leurs nombreux adjoints et les présidents de conseils ruraux et leurs adjoints, qui ne sont pas laissés en rade. Pour illustrer jusqu’à quel point les choix de Me Wade peuvent être irréfléchis, le maire de Matam – pour ne donner que cet exemple – voit tout d’un coup son indemnité mensuelle passer de 37075 à 900 000 francs.

Au fur et à mesure que s’approchait l’élection présidentielle du 25 février 2007, le vieux Président, politicien et calculateur à souhait, déployait sa « générosité » de plus belle. Ainsi, en août 2006, il signa un décret la veille de son départ pour un voyage en Suisse. Ce décret relevait notablement les indemnités de logement des personnels de l’Armée et de la Gendarmerie nationales. Celles des officiers supérieurs et des officiers généraux en particulier passaient du simple au double. Les forces de Police, frustrées, tapent vigoureusement sur la table et arrachent un projet de loi qui, adopté, bonifie largement leur statut. Finalement, ce texte ne répondrait pas à toutes leurs attentes.

Cette  générosité sélective, insouciante et indécente a soulevé la colère de nombre d’autres agents de l’État, et particulièrement des différentes hiérarchies A et même A spécial, manifestement laissées pour compte. Les professeurs de l’Enseignement supérieur, les docteurs en médecine, les docteurs vétérinaires, les différents ingénieurs, les professeurs des Enseignements moyen et secondaire tapèrent eux aussi sur la table et réclamèrent légitiment leurs parts du gâteau présidentiel. Devant les antécédents dangereux qu’il a créés, notre président politicien est obligé d’ouvrir encore les cordons de la bourse : il ne pouvait raisonnablement octroyer une indemnité de 800000 au jeune magistrat sorti fraîchement du Centre de Formation judiciaire (Cfj) et refuser de donner satisfaction aux professeurs du supérieur qui ont formé ce dernier aussi bien à l’Université qu’au Cfj. Pour donner un autre exemple qui illustre l’instabilité et les risques dont les choix de Me Wade sont gros, les professeurs d’Enseignement secondaire, se fondant sur les indemnités substantielles accordées aux Forces de Sécurité, exigèrent une indemnité de logement à la hauteur de leur cursus. Jusque-là, ils se contentaient d’une indemnité de 60000 francs.

Qui pouvait vraiment leur reprocher d’exiger plus? Ils ont été quand même recrutés sur la base du baccalauréat plus six ans et étaient donc fondés à réclamer une indemnité de logement au moins égale à celle de l’adjudant des Forces de Gendarmerie ou de l’Armée nationale, qui se retrouvait avec 100000 francs.  Ne pouvant rester sourd à cette exigence somme toute légitime, et craignant d’accorder une indemnité de logement qui serait immédiatement réclamée par tous les enseignants,  le Gouvernement l’enroba sous le nom d’abord d’« indemnité de recherche documentaire (Ird) » puis, finalement, d’ « indemnité de documentation compensatoire de surcharge horaire ». Ce fut le tollé général chez les enseignants de l’élémentaire (les instituteurs), qui ne retinrent que « l’indemnité de recherche documentaire » et  objectèrent que tous les enseignants faisaient de la recherche et de la documentation. Finalement, une prime sans contrepartie horaire leur fut accordée. Dans la même période, une indemnité (mensuelle) de contrôle et d’encadrement pédagogiques de 150000 francs est attribuée aux inspecteurs de l’Éducation nationale qui étaient entrés, eux aussi, dans la danse. Les inspecteurs de l’Éducation populaire, de la Jeunesse et des Sports réclamèrent, à leur tour, et avec force, la même indemnité puisque leur fonction comporte, à leurs yeux, des activités d’encadrement et de contrôle pédagogiques.

Les sous secteurs de la Justiceet de la Santésont aussi secoués par d’interminables grèves. Les greffiers en chef en particulier exigeaient d’être versés dans la hiérarchie A1, en même temps que de bénéficier de l’indemnité de judicature de 800 000 francs. Le responsable de leur syndicat justifiait leur exigence par le fait que certains fonctionnaires appartenant à la hiérarchie B3 ont été versés dans la hiérarchie A. Alors, pourquoi pas eux ? Les syndicats de la Santé, et principalement le Syndicat unique des travailleurs de la Santéet de l’Action sociale (Sutsas), deviennent chaque jour plus offensifs, plus exigeants, et perturbent pendant de longs mois le fonctionnement des hôpitaux et autres structures de santé qui sont déjà très mal en point. L’essentiel de leurs ressources est englouti dans des primes dites de motivation et autres avantages matériels distribués à tous les agents du sous secteur, même à ceux qui passent le plus clair de leur temps à tourner les pouces[1].  La prime de motivation en particulier pose problème. N’est-on pas déjà suffisamment motivé en contribuant à soulager son compatriote souffrant ? Ne l’est-on pas déjà quand, pendant qu’on travaille et gagne sa vie, parfois sans aucune qualification, des centaines de milliers d’autres compatriotes dont certains sont bardés de diplômes, tournent désespérément les pouces ? Est-il décent d’exiger cette prime généralisée, quand les formations hospitalières et autres structures sanitaires manquent de tout et croupissent sous de lourdes dettes et de graves pénuries ?

Cet espace ne me permet malheureusement pas d’illustrer encore plus abondamment toutes les incohérences, toutes les injustices et autres frustrations auxquelles la « généralité » déferlante du vieux président politicien a donné lieu et qui expliquent  seules les différentes crises sociales que nous vivons. Aucun gouvernement ne peut se permettre de satisfaire toutes les revendications financières de nos organisations syndicales. Aucun gouvernement ne peut, non plus, courir le risque de les ignorer royalement, à cause des nombreux antécédents dangereux que nous avons hérités du vieux président politicien. Que faire alors pour apaiser les tensions sociales, principalement celles qui secouent terriblement l’école sénégalaise ?

Les organisations syndicales font état de toutes sortes de revendications,  y compris parfois des plus fantaisistes et des plus irréalistes. Leur satisfaction risquerait d’obérer dangereusement les Finances publiques. Or, les agents de l’État font environ 100000 à 110000, sur une population de 12 millions d’habitants. Le budget ne devrait donc pas servir, pour l’essentiel, à satisfaire leurs revendications salariales. Il convient aussi de penser au grand nombre, aux millions d’agriculteurs, de pêcheurs, d’artisans, de jeunes sans emplois, etc. Il faut construire des écoles, des routes, des forages, des centres de santé, des casernes de sapeurs pompiers, des brigades de gendarmerie, des commissariats de police, des camps militaires, surtout dans les régions périphériques en proie à l’insécurité grandissante et à la destruction de nos maigres ressources nationales, notamment du peu qui nous reste encore de forêts, etc. Est-il décent d’exiger 200 à 300000 francs d’indemnités mensuelles, au moment où des centaines de milliers  de jeunes battent le macadam à la recherche hypothétique de leurs premiers emplois, et qu’autant d’hommes et de femmes s’époumonent à courir derrière la fuyante dépense quotidienne? Est-il soutenable d’accorder mensuellement à un compatriote un salaire, des indemnités et autres avantages qui frôlent les dix millions de francs Cfa, pendant que huit cent mille autres et tout notre bétail sont gravement menacés de famine ?

Il est temps, grand temps de revenir à l’orthodoxie qui présidait au calcul des salaires et indemnités diverses. Je ne peux m’empêcher d’évoquer, à cet égard, l’exemple du président Senghor qui, au contraire d’un Me Wade insouciant, politicien et électoraliste à souhait, avait constamment les yeux rivés sur les écarts entre les salaires. Il veillait à ce qu’ils ne fussent jamais trop grands. Sous sa présidence comme sous celle de son successeur, les salaires et les différentes indemnités étaient calculés en fonction de critères objectifs précis : diplômes plus nombre d’années d’études notamment. Arrivé au pouvoir, Me Wade détraque tout ce système de calcul et accorde les divers avantages en fonction de ses humeurs du moment et de ses seuls intérêts politiciens. Les nouvelles autorités issues du scrutin de 25 mars 2012 n’ont donc d’autres choix raisonnables que de revenir courageusement aux textes de lois et de règlements qui organisaient ledit système, en particulier à la Loi 61-33 du 15 juin 1961 portant Statut général des fonctionnaires modifié notamment par les Lois 68-001 du 4 janvier 1968 et 71-031 du 12 mai 1971, ainsi qu’au Décret 66-1032 du 23 décembre 1966 portant Statut particulier du cadre des fonctionnaires de l’Enseignement du premier degré et à  d’autres textes qui ont dû peut-être le modifier.

Il devient une nécessité urgente de tirer un trait sur les injustices créées par le vieux président politicien. Les salaires, indemnités et avantages divers doivent être plafonnés à un niveau compatible avec notre état de pays pauvre endetté. Ce serait bien possible et bien apprécié par l’écrasante majorité des populations si le président de la République et son gouvernement commençaient par donner l’exemple. Le salaire mensuel d’un agent de l’État, qui qu’il soit, ne devrait pas dépasser trois millions de francs Cfa. Et encore ! En particulier, un ministre de la République princièrement logé, doté de véhicules de fonction et de suffisamment de carburant devrait pouvoir vivre décemment avec un salaire d’un million cinq cent mille à deux millions de francs Cfa. C’est ma forte conviction, même si je risque d’être exposé à l’hilarité de certains compatriotes qui railleraient le pauvre inspecteur d’enseignement à la retraite que je suis. Quelle maigre ambition, seraient-ils tentés de dire avec ironie !

Pour revenir aux revendications à caractère financier des différentes organisations syndicales, le gouvernement ne peut pas les satisfaire toutes. Il menacerait sérieusement l’équilibre du budget national. Il ne pourrait pas, non plus, renvoyer les syndicalistes à leurs copies en fermant les yeux sur les avantages exorbitants que l’ancien vieux président a distribués trop facilement à une catégorie restreinte de compatriotes. Au nom de quelle logique certains directeurs généraux d’agences ou de sociétés nationales sans aucun autre mérite que leur proximité avec l’ancien président politicien, percevraient-ils un salaire et des avantages mensuels qui doubleraient, voire tripleraient les émoluments d’un ingénieur, d’un docteur en médecine ou d’un professeur d’université en fin de carrière ? Au nom de quelle autre logique refuserait-on à un professeur d’enseignement secondaire une indemnité de logement de 200000 francs, alors qu’on l’accorde au commissaire de Police qui a fait le même nombre d’années d’études : baccalauréat + 6 ?

Le vieux président politicien nous a donc laissé un héritage lourd et piégé, que les nouvelles autorités ne peuvent pas se permettre de laisser en l’état. Ce serait continuer de faire face aux grèves qui chauffent régulièrement le front social. Elles devront donc prendre leurs responsabilités et leur courage à deux mains et tout remettre à plat. Une commission pluridisciplinaire sera mise en place, avec pour mission de proposer une toute nouvelle rétribution des fonctionnaires et autres agents de l’État, sur la base des seuls textes et règlements en vigueur. Enfin, elles inviteront et inciteront les Sénégalaises et les Sénégalais à se remettre au travail, pour créer des richesses pour le pays. Elles donneront évidemment l’exemple. Ainsi, périodiquement, au fur et à mesure que les richesses s’accroîtront, des augmentations de salaires et d’indemnités diverses seront proposées, en privilégiant, bien entendu, les agents qui se seront montrés les plus compétents, les plus consciencieux, les plus productifs.

Dakar, le 23 avril 2012

Mody Niang, e-mail : [email protected]

 

 

 

 

 

 

 



[1] Un responsable syndical me faisait remarquer qu’on pouvait demander à plus de 150 agents de l’Hôpital général de Grand Yoff de rester à la maison et de venir toucher leurs salaires à la fin de chaque mois, sans que l’on sente le moins du monde leurs absences. En d’autres termes, ils ne sont d’aucune utilité pour cet hôpital, qui a pourtant tant besoin de ses maigres ressources ! On retrouve d’ailleurs cette situation dans de nombreuses autres structures sanitaires.

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