Avant-hier, lundi 3 novembre 2025, à Guédiawaye, l’immeuble flambant neuf de Diodio, « Glow Skin », s’est transformé en symbole d’un mal plus profond que la simple recherche d’un poste. Devant ses portes, des centaines de jeunes femmes, dossiers sous le bras, se sont massées dans l’espoir de décrocher un emploi dans le nouvel espace de cosmétique. L’annonce, faite quelques jours plus tôt, prévoyait trois jours de dépôts de CV, avec la possibilité de postuler en ligne. La première observation qui nous a été donnée de faire est que la confiance dans le virtuel a cette fois-là, cédé la place à la réalité du contact physique. Aller, voir, déposer soi-même, se signaler, espérer. Les images de cette foule compacte, relayées sur les réseaux sociaux, rappellent à tous que le chômage des jeunes n’est pas une statistique abstraite. C’est une file d’attente qui s’allonge devant la promesse d’une chance.
Derrière cette scène se lit l’histoire d’une constante nationale. Depuis plus de quarante ans, l’État sénégalais promet de résoudre l’équation impossible de l’emploi des jeunes. À chaque régime, un vocabulaire, un dispositif, un plan d’urgence. Au bout du compte, la même réalité s’impose. Un chômage structurel, un sous-emploi massif, et une jeunesse débordante d’énergie mais confinée dans l’attente.
Sous Abdou Diouf, dans les années 1980 et 1990, le Sénégal entre dans l’ère de l’ajustement structurel imposé par les institutions financières internationales. L’État, sommé de réduire sa masse salariale, ferme les portes de la fonction publique qui, jusque-là, absorbait une grande partie des diplômés. C’est l’époque de « l’opération maîtrisards », lancée en direction des jeunes sortis de l’université avec un diplôme de maîtrise mais sans perspectives professionnelles. Pour atténuer la crise, le gouvernement lance plusieurs programmes soutenus par la coopération internationale. Des projets d’auto-emploi sont encouragés, notamment dans l’agriculture, la boulangerie, l’artisanat. Mais ces dispositifs, bien que portés par de bonnes intentions, demeurent ponctuels et insuffisants. Les bénéficiaires, souvent sans encadrement, retombent rapidement dans la précarité. L’État, affaibli par les contraintes budgétaires, ne peut offrir qu’un palliatif, pas une politique économique capable de créer massivement des emplois.
Lorsque Abdoulaye Wade arrive au pouvoir en 2000, c’est le discours d’une « économie libérale populaire » censée libérer les énergies qui est annoncé. A l’invite, lors d’une rencontre publique « que ceux qui n’ont pas de travail lèvent la main » et qu’une forêt de bras se dresse, lève, il promet la « création d’un million d’emplois ». Sous son magistère, les structures se multiplient : l’Agence nationale pour la promotion de l’emploi des jeunes (ANPEJ), le Fonds national de promotion de la jeunesse (FNPJ)… L’objectif affiché est de stimuler l’entrepreneuriat individuel et d’inciter les jeunes à créer leur propre emploi. L’État se veut facilitateur, non employeur.
Mais la logique libérale trouve vite ses limites dans un tissu économique dominé par l’informel et une administration qui peine à suivre le rythme de ses propres annonces. Les financements promis arrivent souvent tardivement, ou sont mal distribués. La transparence dans la gestion des fonds est régulièrement remise en cause. Par ailleurs, l’entrepreneuriat, brandi comme solution universelle, ne peut convenir à tous. En effet, tout le monde ne peut ni ne veut devenir « chef d’entreprise ». Beaucoup de jeunes finissent par retourner vers des emplois précaires ou par nourrir le rêve d’une émigration salvatrice.
Avec l’arrivée de Macky Sall en 2012, la politique de l’emploi entre dans une ère de planification. L’accent est mis sur les programmes présentés comme structurants : Plan Sénégal Émergent (PSE), Programme d’urgence pour l’insertion socio-économique et l’emploi des jeunes (« Xëyu Ndaw Ñi »), DER/FJ (Délégation à l’entrepreneuriat rapide des femmes et des jeunes). Ces dispositifs mobilisent des budgets colossaux. L’objectif est double. D’abord financer l’entrepreneuriat, puis insérer les jeunes diplômés dans le tissu économique formel.
Là encore, les résultats restent faibles. Les chiffres officiels annoncent des dizaines de milliers d’emplois créés, mais les observateurs notent que beaucoup relèvent d’emplois temporaires ou non pérennes. Les programmes souffrent d’un manque de coordination, de doublons institutionnels, et d’une absence d’évaluation rigoureuse. Les projets financés par la DER ou par le PSE ont parfois un effet d’affichage. Ils donnent l’impression d’un volontarisme politique sans pour autant transformer durablement le marché du travail.
L’arrivée du président Bassirou Diomaye Faye en 2024 avait suscité de grands espoirs, surtout chez les jeunes. Le nouveau régime, héritier de la contestation populaire portée par le mouvement PASTEF, avait promis de rompre avec les politiques d’emploi « cosmétiques ». Il s’agissait, disait-on, de bâtir un modèle fondé sur la souveraineté économique, la relocalisation de la production et la valorisation du travail national. Une nouvelle promesse avait suscité un réel espoir qui est celle de stopper l’exode des jeunes Sénégalais en mer et de parer au désespoir au point de départ. Cependant, la réalité a montré un glissement plus inquiétant.
Aussi, plus d’un an plus après, la transformation promise tarde à se concrétiser. Les blocages structurels demeurent, les financements annoncés peinent à se matérialiser, et les jeunes continuent de courir après les rares opportunités offertes par le secteur privé. En dépit d’une volonté politique affichée, les réformes s’enlisent dans les mêmes contraintes budgétaires, administratives et structurelles que leurs devancières. Le pouvoir actuel découvre à son tour la dure réalité. Sans croissance soutenue et sans industrialisation réelle, aucune politique d’emploi ne peut durablement absorber les cohortes de jeunes arrivant chaque année sur le marché du travail.
On a ainsi assisté, par exemple, à la ruée vers les bureaux de dépôt, d’orientation et de suivi (BAOS) où des milliers de candidats se sont pressés pour déposer leur dossier dans le cadre d’un programme officiel de migration circulaire vers l’Espagne. Mais le processus « organisé » montre vite ses limites. En parallèle, les départs en pirogue se poursuivent sur la côte sénégalaise. Les médias rapportent des embarcations surchargées, des centaines de passagers (y compris des femmes et des enfants), partant vers les Canaries ou l’Europe, faux espoirs. Ce phénomène s’élargit. Il ne s’agit plus seulement des jeunes sans emploi, mais également de profils sociaux variés (salariés précaires, pêcheurs déstabilisés, femmes accompagnées de leurs enfants), tous poussés par la même absence de perspectives fiables.
Le nouveau régime a annoncé une réforme profonde du système de formation, la création d’un Fonds d’investissement pour la jeunesse, et un vaste programme d’emplois dans l’agriculture, le numérique et les services territoriaux.
Comment expliquer qu’après quatre décennies de politiques successives, la jeunesse sénégalaise continue d’attendre aux portes d’entreprises privées pour déposer un simple CV ? Le premier facteur est démographique. En effet, chaque année, des centaines de milliers de jeunes arrivent sur le marché du travail. Le tissu économique, essentiellement informel, ne peut absorber cette masse. Le secteur privé formel, lui, reste limité, peu innovant, dépendant des marchés publics et des investissements étrangers.
Le second facteur est structurel. La formation initiale reste largement déconnectée des besoins réels de l’économie. Les universités produisent des diplômés en lettres, en droit, en sociologie, des filières essentielles, mais peu intégrées aux circuits de production ou de services. L’enseignement technique et la formation professionnelle, pourtant indispensables, demeurent sous-valorisés.
Enfin, la dimension politique n’est pas à négliger. Chaque régime a voulu laisser son empreinte à travers de nouvelles agences, souvent créées sans coordination avec les précédentes. Ce morcellement institutionnel dilue les moyens, rend les dispositifs redondants et réduit leur efficacité. L’emploi des jeunes devient un argument électoral, un slogan, plutôt qu’une stratégie d’État cohérente et suivie dans le temps.
Ainsi, les images de Guédiawaye ne traduisent pas seulement la soif d’un emploi. Elles disent aussi la fragilité du pacte social. Les jeunes Sénégalais n’attendent pas des discours, mais des opportunités concrètes : un revenu, une stabilité, une dignité. Beaucoup finissent par tenter l’émigration, légale ou non, dans l’espoir d’un avenir meilleur. D’autres s’accrochent à l’économie informelle ou à l’auto-emploi, faute d’alternatives.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il ne suffira pas d’augmenter les budgets ou de multiplier les agences. Il faut une vision à long terme qui réside dans une articulation réelle entre éducation, formation et production, une réforme du système éducatif pour le rapprocher du marché, une incitation forte à l’investissement productif local, et surtout, une politique de l’emploi dépolitisée, inscrite dans la durée, quelle que soit la couleur du pouvoir.
Tant que ces conditions ne seront pas réunies, les files d’attente comme celle de Guédiawaye se reproduiront, à chaque annonce, à chaque promesse. Et les jeunes continueront, dans l’espérance ou la lassitude, à guetter la moindre porte qui s’ouvre sur un avenir encore incertain.
Henriette Niang Kandé
sudonline.sn


