Il est toujours difficile de vous écrire. Un Etat est une montagne, vos charges surhumaines et l’on veut que tout converge vers vous. Il s’y ajoute tout ce que la passion et la partialité apportent comme poison sur votre table chaque jour et dans le cœur de nos compatriotes. Alors, tout devient compliqué, risqué, fragile. Mais il ne doit pas être possible de se taire quand ce que l’on sollicite et défend, participe de l’éthique et du bien-fondé de la recherche d’une société juste et généreuse.Je vous écris d’abord parce que je crois qu’il ne sera pas vain de vous écrire, parce qu’il faut que nous vous parlions, car c’est vous seul qui détenez la solution, tels l’ont voulu Dieu et nos institutions, ensuite. Que je vous parle de Senghor ne vous étonnera point. Cela vous agacera sûrement, mais pas plus loin. Pourtant, à vous entendre depuis votre prise de pouvoir en 2000, pour vous avoir vu agir, je prends sur moi d’affirmer ici, à la face de mon peuple et du monde, que vous avez beaucoup, beaucoup fait pour Sédar. En un mot, et pas le moindre, vous avez toujours eu une haute tenue devant la mémoire du poète. Ne pas l’avouer serait injuste. Bien sûr, et c’est humain, il est normal que vous pensiez à ce que vous allez aussi laisser à la postérité. Mais Senghor n’occupe que la place qui lui revient. Il ne saurait être un obstacle pour vous, sinon un miroir. Il a fait non ce qu’il voulait, mais ce qu’il a pu. Il n’a pas tout réussi, mais il a réussi à rentrer dans l’histoire et de quelle manière. Le poète en lui l’a beaucoup aidé. Le professeur en vous devrait également vous aider, sans compter votre étonnant indice bohémien très élevé. Un homme d’Etat fait ce qu’il peut et non ce qu’il veut. J’ai eu à vous dire un jour, il y a bien longtemps, que tout ce vous ferez de grand, vous le ferez contre votre majorité, car la majorité capture toujours son chef dans le sens de ses intérêts. C’est l’ordre des choses. C’est le contraire qui aurait étonné. Si Abdou Diouf ne s’était pas soustrait à sa majorité, il ne vous aurait pas appelé au téléphone au soir des élections de 2000 pour vous dire que vous avez gagné. Puisse Dieu vous inspirer. Monsieur le président de la République, je vous écris surtout à la suite de la lettre, révélée par la presse, que le Directeur Général de la Fondation vous a adressée et suite également à l’article paru dans l’hebdomadaire Jeune Afrique, n° 2563 daté du 21 au 27 février 2010, page 9, et intitulé : ‘Sénégal qui a racheté les dents de la mer ? ’. Pour ma part, je voudrais en rester aux faits. Ni moi, ni la Fondation Léopold Sédar Senghor, ni les amis de Senghor, ni les parents de Sédar, ni l’Académie française dont il était membre, ne sauraient être concernés dans la prise de décision juridique de vendre la maison du président. Cette décision relève des héritiers directs, dont Mme Collette Senghor et Francis Senghor, le dernier fils vivant. Hormis Colette et la curatrice de Francis dont les biens, selon la loi, sont placés sous administration au regard de son état jugé ‘d’incapable majeur’, très peu de personnes ont été mises au fait des transactions qui ont abouti à la vente à l’Etat du Sénégal des ‘dents de la mer’, sur la corniche. Contester cette vente, la trouver injuste, s’opposer à l’aliénation d’un bien aussi précieux que cette demeure, dénoncer le prix de vente au regard de la superficie au mètre carré, du patrimoine que constitue cette maison, du contenu scientifique, artistique prodigieux présumé contenu dans la maison de Senghor, relève d’une autre histoire, d’un engagement personnel. Ces nombreux amis qui se sont émus à l’étranger et qui se mobilisent en ce moment ont raison, car ils ne savent pas et ne sont informés de rien. Personne ne sait au juste ce qui s’est passé et ce qui va se passer maintenant que cette maison est acquise par l’Etat du Sénégal. Collette Senghor, nous dit-on, jouirait d’un usufruit. Pour ma part, j’ai choisi d’être optimiste. Monsieur le président de la République, ce qui inquiète légitimement les amis de Senghor de par le monde, c’est le silence qui entoure tant de rumeurs. Vous le comprendrez aisément. Interpellé de partout, j’ai, pour ma part, avec raison et sérénité, fait le pari sur vous. Il ne peut être que gagnant. L’histoire jusqu’ici de Me Abdoulaye Wade et de Léopold Sédar Senghor a été une histoire émouvante, généreuse, faite de grandeur et de respect. L’on ne peut pas revenir en arrière. Que vous l’ayez égratigné souvent, çà et là, dans vos discours et sorties, en le traitant de poète, pour en dire le moins, m’a fait toujours sourire. Je n’en ai jamais eu une lecture amère, puisque c’est de bonne guerre. Au demeurant, comment le pourrais-je après vous avoir écouté lors de votre discours à la nation du 3 avril 2006 ? Je vous cite : ‘…En cette année du centenaire de Léopold Sédar Senghor, nous revient le souvenir impérissable de sa contribution inestimable à l’édification d’une nation unie dans sa diversité et d’un Etat moderne et respecté dans le monde. Au-delà des contingences politiques, une certaine complicité intellectuelle me liait au président Senghor. Nous avions aussi l’un pour l’autre un profond respect et une réelle estime. Esprit brillant, humaniste, chantre de la Négritude et de la Francophonie, grand défenseur de la civilisation de l’Universel, le président poète appartient certes à notre patrimoine historique, mais il était aussi un citoyen du monde…’ Faut-il encore citer vos propos de jade à la cérémonie des tirailleurs à Sorano ? Faut-il vous relire dans ‘Un destin pour l’Afrique’, aux pages 89 à 92 ? Non, Senghor n’est pas votre ennemi préféré ! Je me permettrais même d’avancer, cela vous fera rire, que vous faites partie du premier cercle du ’fan’s club’ de Sédar. Croyez-moi, cela vous honore et cela vous grandit. Vous n’êtes pas de ceux qui, ‘longuement et patiemment ont insulté’ Senghor. Vous avez assez de charisme et trop d’indépendance d’esprit pour que l’on sache, sans hésiter, que vous c’est vous. Nul n’en doute. En résumé, il suffit de relire vos écrits sur Sédar, pour comprendre combien vous tenez en haute estime l’homme, tout court. Il sera difficile de ne pas saluer ce que vous avez fait pour Senghor, dans les faits. C’est cela que je retiens. C’est cela que l’histoire retiendra. Des amis étrangers à qui j’étais allé montrer le chantier de votre grand théâtre national ont été surpris de trouver son architecture digne de l’esthétique que Senghor lui aurait également assignée. Toute la Grèce et toute la Rome antiques sont là. Pour moi, incontestablement, et pour vous emprunter à demi et à contre-courant votre célèbre formule sur le Mémorial de Gorée, j’avoue que la fille est belle et que je l’aime. Cependant, je lui aurais donné une architecture d’inspiration négro-africaine audacieuse, sahélienne, souveraine. Pour dire que vous avez des lignes de rencontre avec Sédar et vous l’avouez, même s’il sera difficile de vous confondre avec lui, car c’est à cela que vous tenez à la vérité, et vous avez raison, c’est cela qui fera ressortir votre spécificité, votre originalité et il faut qu’il en soit ainsi, bon ou mauvais. Senghor vous applaudirez dans votre combat d’être vous-même avec votre propre style. Son plus grand rêve fut d’être dépassé ! Monsieur le président de la République, permettez-moi de demander à l’Etat du Sénégal de rétrocéder la maison de Senghor à sa Fondation, pour que cette dernière puisse, enfin, posséder en propriété propre, un siège. En même temps, cette maison deviendrait un musée vivant que tous les Sénégalais, les Africains, les étrangers de tous les continents viendraient visiter, pour voir la chambre où dormait le poète, sa bibliothèque, sa piscine, ses œuvres d’art dont des pièces rares et d’une valeur inestimable. Faites-le au nom de votre peuple, au nom de celui qui, par un choix divin, fut le premier timonier de notre jeune nation. Faites-le au nom de ce que le monde lui voue comme respect. Faites-le enfin pour que votre successeur, demain, ne le fasse à votre place, car qui ne s’empressera pas de remplir une telle mission ? Ne laissez pas un autre que vous, rendre à Senghor sa maison. Achevez donc votre œuvre et votre part déjà si belle de Sédar. Vous le savez, un courrier vous a été respectueusement adressé pour vous demander une audience et vous informer que le ministère de l’Urbanisme a fait parvenir une correspondre au Directeur général de la Fondation pour lui demander de se préparer à quitter les lieux et qu’un nouveau bâtiment lui serait affecté. Les choses ne peuvent pas être si simples. Elles sont même très compliquées. Monsieur le Président, en rétrocédant la maison ‘Les dents de la mer’, cela permettrait ainsi à la Fondation d’être définitivement à l’abri de toute ‘expulsion’, car son siège actuel en face de l’ambassade d’Italie relève du patrimoine de l’Etat, donc sujette à tout acte de souveraineté. Votre administration aura ainsi réussi à récupérer un solide complexe d’une grande valeur au cœur de Dakar et vous aurez rendu en même temps heureux Senghor et ses amis, dont vous faites partie, en restituant à sa Fondation sa propre maison. Admirable Senghor qui, président en exercice, n’a pas mis sa Fondation à l’abri de tout danger en lui trouvant un siège qui lui appartienne. Abdou Diouf ne l’aura pas fait à sa place, 20 ans durant. Je n’ai pas l’explication. Monsieur le président de la République, l’histoire retiendra que c’est vous qui avez encore fait cela pour Senghor. Votre geste ne peut pas rester dans l’oubli. Nous ne pouvons demander ceci qu’à vous, car c’est votre administration en ce temps ‘T’ du Sénégal qui a demandé le déguerpissement de la Fondation de Senghor. Car c’est vous-même, président en fonction, qui avez permis l’achat de la maison personnelle de votre prédécesseur pour en faire, dit-on, ce qui n’est pas condamnable, un musée. L’idée est noble. Vrai ou faux, on vous prêterait même l’intention d’en faire de même avec la maison de l’écrivain et cinéaste Ousmane Sembène. Sans doute, qu’il s’agirait pour vous de sauver ainsi des lieux nourris de puissants symboles, pour que l’Etat veille sur eux, afin de les sauvegarder de tous périls. Rien ne pourrait être condamnable dans cette optique, si les familles y consentent. J’ai tenu, ici, dans mon plaidoyer, à sortir de l’impasse désastreuse d’une société que l’on veut transformer en clans politiques, où chaque prise de parole d’un citoyen libre – et au nom de quoi juge-t-on qu’il ne pourrait-il pas être libre ? – est sujette à soupçon. Il nous faut dépasser l’affrontement binaire pourri : pouvoir – opposition. Ma liberté est mon parti. Bien sûr que la politique a toujours été inséparable de la religion, de l’art, de la littérature, mais jusqu’où faut-il ne pas mélanger les genres ? Aimer Senghor ne m’a jamais précipité dans les bras de son parti politique, à ce jour. Avoir pour Moustapha Niasse un grand attachement ne m’a jamais conduit à militer dans son parti, à ce jour. Quant à vous, mon affection remonte aux temps des luttes démocratiques, sans vous connaître que de nom et de loin, comme nombre de mes compatriotes que votre combat fascinait. Il y eut, plus tard, votre lettre en date du 25 juin 2004 à l’adresse du poète Amadou Lamine Sall. C’est plutôt Moustapha Wade, votre si regretté grand frère, ardent poète, fin lettré, pieux et civilisé jusqu’à la moelle des os, qui était mon ami, mon complice en poésie. Un jour, depuis Paris, Senghor m’avait remis un livre pour lui. Et ce fut l’amitié. Pour lui, en son nom, pour sa mémoire, pour ce qu’il a représenté pour nous ses cadets de vingt ans, nous serons nombreux à ne pas vous juger le couteau à la main. Si nous avons tort, tant pis pour nous. L’histoire est déjà un grand juge et les générations futures auront forcément un droit d’inventaire sur vous. Puisse-t-il être en votre faveur. Ne renoncez pas à l’inconfort de la démocratie. C’est un dur métier que de tailler un peuple ! Je ne pouvais pas me taire trop longtemps face à l’impasse de la Fondation Senghor et face à l’avenir de la maison du poète. Merci de restituer au plus tôt la sérénité au cœur de la Fondation et faire espérer tous ceux qui, fort nombreux, ont eu tort ou raison d’avoir peur pour la maison de Senghor, une peur habitée en blessure qui a frappé aux portes de la mémoire de Sédar, une mémoire dont vous êtes doublement, que vous le vouliez ou non, une des sentinelles les plus avancées de par vos hautes fonctions de président de la République et, de surcroît, Protecteur des arts et des artistes. Enfin, parce que vous vous êtes toujours réclamé très proche de Sédar, comme ‘(…) si la mort prolongeait la vie’, écriviez-vous, pour vous citer de nouveau. Avec mes respects et mes prières, Monsieur le Président. Amadou Lamine SALL Poète Lauréat des Grands Prix de l’Académie française |
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